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affligée par la perte de sa sœur, qui venait de mourir folle, désolée de la mort de son mari, qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer, profondément attristée et humiliée par les débordemens de son fils, qui, d’aventurier devenant escroc, venait de contrefaire sa signature et, avait ainsi empoché une somme considérable. Dans cet état, elle n’essayait plus de demander de distraction au plaisir, ni de consolation à la philosophie. Il n’en est point pour qui a cherché son bonheur en dehors de la voie ordinaire. Longtemps avant sa mort, elle écrivait à son amie la comtesse d’Oxford : « Je pourrais me croire heureuse, s’il m’était donné d’oublier. » A soixante-treize ans, à la veille de mourir, elle regrettait peut-être la résolution singulière dans laquelle elle avait cru trouver l’indépendance et n’avait trouvé que le vide. Déjà ses yeux, affaiblis par l’âge, devenaient indifférens aux beautés du ciel méridional. Par contre, le silence de ses nuits sans sommeil ramenait devant elle la touchante image des joies de famille qu’elle avait dédaignées, la poignante vision des morts bien-aimés qu’elle n’avait point assistés à l’heure suprême ; mais lady Mary n’était point femme à consumer ce qui lui restait à vivre en regrets stériles. Le désir de mettre ordre à ses affaires et celui d’embrasser une dernière fois sa fille lui inspirèrent une résolution vaillante. A demi mourante, elle brava les fatigues d’un long voyage et les humiliations d’un retour tardif pour venir se faire ensevelir auprès de son mari. Sa vue faisait pitié, et les personnes qui vinrent à sa rencontre reculèrent devant ce spectre en habits de veuve. Elle traîna six mois encore une vie misérable et torturée. Le cancer qui lui rongeait le sein ne laissait aucun espoir de guérison. Elle succomba comme elle avait vécu, sans faiblir, le 21 août 1762, âgée de soixante-quatorze ans, laissant des lettres admirables et le souvenir d’une personnalité unique. Cela est peu. C’est qu’elle avait mal jugé la vie et les choses, ayant cherché son plaisir et non son emploi. Le point important, pour une créature humaine, est non de rencontrer le bonheur, mais d’exercer utilement ses forces. Lady Mary fit l’épreuve de cette vérité. Elle a brillé, elle a été adulée, elle n’a point agi ; elle a peu servi, et au bout de tous ses succès elle n’a trouvé que l’isolement, le désenchantement, la tristesse et le vide. Si j’avais à la définir, je l’appellerais volontiers une princesse des Ursins manquée, avec plus d’esprit et moins de génie. Elle possédait l’énergie nécessaire pour entreprendre de grandes choses, mais sans le discernement qui les achève, et se trompa de route parce qu’elle se trompa de but.


CAMILLE SELDEN.