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ne les méritais point ; mais ici les choses vont autrement, et toute ma philosophie ne va pas jusqu’à me rendre indifférente à la perte d’un ami, je dirais volontiers d’un protecteur. Ce n’est pas la première fois, depuis mon arrivée en Italie, que l’on me complimente sur mes ouvrages. Tout d’abord je me défendais, puis, voyant que cela était inutile, je me contentais de sourire. Je me résignais d’autant plus volontiers que la qualité de femme auteur n’a rien d’avilissant en ce pays, et qu’une dame fort distinguée y occupe, sur l’invitation expresse du pape, la première chaire de mathématiques. » Cette lettre est d’autant plus significative qu’elle rend compte de quelques-uns des motifs qui la rendent sympathique aux Italiens et par là même antipathique aux Anglais. Ceux de ses compatriotes qui habitaient l’Italie ne l’aimaient guère. Les calomnies qui l’avaient chassée de l’Angleterre avaient trouvé créance à l’étranger. On la considérait comme une personne de mœurs équivoques et de position douteuse. Ses continuels changemens de résidence, sa vie à la fois agitée et solitaire, faisaient naître des soupçons odieux. Les uns voyaient en elle une personne chargée d’espionner ses compatriotes, les autres une femme dépravée qui, parvenue aux limites de la vieillesse, avait tout abandonné pour mieux cacher son inconduite. Les plus indulgens et par là même les plus raisonnables se contentaient de voir en elle une vieille folle toujours en quête d’admirateurs et s’efforçant de remplacer par l’excentricité ce qui lui manquait en jeunesse. Elle s’apercevait qu’il est impossible de recommencer deux fois la vie. « J’ai tout sacrifié pour reconquérir mon indépendance, aliénée par le despotisme de la coutume. J’ai philosophiquement rompu avec toutes les attaches de l’habitude ou du cœur, rejeté loin de moi tout souci d’avenir ou d’intérêt. Malgré cela, je n’ai point trouvé l’indépendance, et à cause de cela même je ne crois pas qu’on la puisse rencontrer. »

Elle ne la trouvait point parce qu’elle l’avait cherchée en dehors des conditions ordinaires ; elle retombait d’autant plus lourdement qu’elle avait voulu s’élever plus haut. Elle était à bout d’illusions ; pourtant son énergie indomptable continuait à la soutenir : elle ne se découragea point, et essaya d’adopter un genre de vie plus conforme aux exigences de sa santé et de son âge. « Ma vie a toujours été dans le style pindarique, » écrivait-elle, voulant indiquer qu’elle ne s’était jamais assujettie aux convenances vulgaires. Pour le moment, elle essayait de la vie des champs dans une ferme qu’elle venait d’acheter aux environs de Lovere. Elle s’occupe d’y oublier le monde, elle s’intéresse aux travaux et aux plaisirs de la campagne, elle essaie, pour se distraire, de se faire bonne femme, mettant la paix dans les ménages troublés, donnant des conseils à