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une des vertus de l’administration. — Il est admis que le professeur est l’homme du lycée et qu’il lui doit son temps, c’est un principe que de solennelles circulaires ont consacré; n’est-ce pas une sorte de larcin qu’il commet en l’employant ailleurs? S’il ne faisait rien, on ne pourrait pas l’accuser de faire autre chose que sa classe; mais, comme il a l’imprudence de travailler, il devient suspect, et on le soupçonne de négliger ses élèves. L’inspecteur, devant lequel la cause est portée, est mal disposé d’avance pour l’accusé. S’il a fait son chemin uniquement par ses services universitaires et par d’heureuses circonstances, il aura quelques préventions contre un homme qui veut parvenir d’une autre manière. Il est naturel qu’on ait bonne opinion de soi quand on est haut placé: on croit toujours qu’on a pris la meilleure route, et lorsqu’on s’est passé de science pour arriver, on est tout porté à penser qu’elle ne sert de rien. Il ne reste plus au malheureux érudit que le recours au ministre; c’est un faible appui. Le ministre est souvent fort étranger à la science par ses origines; que lui fait la philologie ou l’épigraphie, dont il n’a jamais entendu parler? Comme on croit d’ordinaire que ce qu’on ne connaît pas ne vaut pas la peine d’être connu, il est tenté de les traiter avec un mépris superbe. N’avons-nous pas entendu M. Fortoul nous dire avec sa solennité habituelle : « L’érudition, cette passion des peuples vieillis[1]? » Le mot est curieux dans la bouche d’un homme qui devait être par ses fonctions le représentant officiel et le défenseur de la science. M. Fortoul se trompait, le goût des peuples vieillis, ce n’est pas l’érudition, c’est la rhétorique. Il n’y avait plus de véritables savans à la cour des derniers césars, il y avait encore des rhéteurs uniquement occupés de leurs belles phrases au milieu des malheurs publics. Tous les ans, ils répétaient à ces pauvres princes dans leurs panégyriques fleuris qu’ils étaient les successeurs d’Auguste et les héritiers de Marc-Aurèle, qu’ils faisaient la joie des peuples, et que l’ennemi tremblait devant eux. Les cris des barbares qui s’approchaient et le bruit effroyable que faisait l’empire en s’écroulant ne purent pas les distraire de leurs travaux futiles; les Goths et les Vandales les surprirent arrondissant leurs périodes et alignant leurs mots.

Nous devons donc souhaiter à notre Université, pour la fortifier et la rajeunir, un goût plus vif pour la science; il faut qu’elle se persuade de la vérité de ce principe, qui n’est contesté que chez nous,

  1. M. Fortoul s’exprimait ainsi à propos des réformes qu’il fit subir à l’École normale; jamais réformes ne furent plus malheureuses. Sous prétexte d’empêcher les élèves de devenir des érudits, on les condamnait à une rhétorique éternelle. L’affaiblissement des études devint tel à l’École normale qu’on fut obligé de revenir au plus vite à l’ancien système, dont on avait dit tant de mal.