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admirable instrument que le jury; mais il est si délicat que la plus légère maladresse peut le fausser. Il suffit de vouloir lui souffler la leçon pour qu’il regimbe et fasse diamétralement le contraire de ce qu’on lui demande avec trop de vivacité. Il est libre, absolument libre, il ne relève que de sa propre conscience, il le sait, et ne veut sous aucun prétexte avoir l’air de céder à une pression. Bien des acquittemens sont venus de ce qu’on avait sans mesure cherché à l’exciter vers un verdict trop rigoureux, et la violence obsédante de certains avocats-généraux a fait acquitter plus de coupables que l’éloquence de tous les avocats réunis. Debout et invoquant la loi, l’avocat-général est à ce moment armé d’une puissance sans limite, car il lui suffit, si sa conscience l’y convie, d’abandonner l’accusation, pour que le misérable surveillé par les gendarmes et assis sur le banc d’infamie soit immédiatement mis en liberté. C’est là un des plus nobles privilèges de cette grande fonction. Quelques-uns de ces magistrats ont porté l’amour de la justice plus loin qu’on ne pourrait l’imaginer; on a gardé très vivant au Palais le souvenir d’avocats-généraux, M. Plougoulm, M. Glandaz, qui, se trouvant en face d’un avocat dont l’inexpérience laissait péricliter la défense de l’accusé, se sont levés pour répliquer, et ont fait valoir, tout en requérant l’application de la loi, les Causes qui pouvaient mériter au coupable l’indulgence du jury. Pendant que le ministère public parie, l’accusé, abritant presque toujours son front dans sa main, ne le quitte pas des yeux; il est manifestement sous le poids d’une obsession des plus pénibles, il espère que tel fait ne sera pas rappelé, que tel autre passera inaperçu ; son anxiété augmente et ne cesse qu’avec le discours.

C’est le tour de l’avocat. En cour d’assises, il n’y a guère de milieu, on a affaire à « une des lumières du barreau » ou à un débutant qui a été désigné d’office. Je ne voudrais point paraître faire des paradoxes, je ne les aime guère, et la matière n’y prête pas; mais dans les causes criminelles je préfère le débutant à l’avocat célèbre. Savoir qu’on défend un sacripant fieffé, connaître les détails du crime et en être révolté, avoir plongé, par des conversations confidentielles, au fond d’une âme où grouillent tous les vices, ne chercher dans un acquittement improbable qu’un succès oratoire, un accroissement de réputation, affecter tous les dehors de la conviction la plus inébranlable, ce n’est point là une tâche aisée, il faut en convenir. Aussi qu’arrive-t-il ? Plusieurs, et parmi les plus renommés, s’échauffent à froid et le laissent voir, car leur situation même les domine. Ils ressemblent alors à ces acteurs du boulevard qui enflent leur voix, exagèrent leurs gestes, sortent de toute vérité, sans parvenir à exprimer des sentimens qu’ils ne ressentent pas et