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quittent point, est conduit dans le cabinet du juge d’instruction, petite pièce très modestement meublée de casiers, d’une table, de quelques sièges et d’une affreuse pendule à colonnettes d’acajou. L’homme s’assied, et un gendarme entré avec lui, mettant sa chaise contre la porte pour déjouer toute tentative d’évasion, laisse pendre son sabre entre ses jambes et s’ennuie. Là rien de solennel, c’est une causerie plutôt qu’autre chose; encore faut-il que le juge d’instruction la varie et la module suivant l’individu qu’il a devant lui. Si les crimes ont peu de différence entre eux, les caractères de ceux qui les commettent en ont beaucoup. Sur ces claviers si divers, si peu sonores parfois, il est bon de savoir quelle touche on doit attaquer. C’est là ce qui rend cette fonction particulièrement difficile. Presque toujours, on n’a affaire qu’à des brutes, masses de chair si violentes qu’elles neutralisent l’âme; mais dans certaines occurrences il faut lutter contre des esprits retors, rapides à la riposte, ne se laissant point démonter et trouvant réponse à tout. L’habileté la plus aiguë, la connaissance approfondie du cœur humain, l’art de dérouter les mensonges et de retrouver le fil indicateur au milieu d’un tissu de prétextes plausibles, toutes les ressources d’un cerveau cultivé, ne sont pas de trop pour amener à résipiscence ces êtres fourbes et rétifs. Dans le huis clos de ces interrogatoires préliminaires, il y a eu des batailles de finesses et d’arguties à rendre jaloux les Grecs du bas-empire. Les criminels familiarisés avec la justice n’ignorent pas qu’en réalité leur sort est entre les mains de cet homme vêtu d’une redingote et qui, les mains dans ses poches, se promène de long en large, tout en faisant des questions dont l’apparente bonhomie cache peut-être un piège. Ils savent que plus tard, lorsqu’ils arriveront aux solennelles audiences de la cour d’assises, ils pourront rétracter tout ce qu’ils ont dit dans le cabinet du juge d’instruction; mais ils savent que tout aveu fait en sa présence sera opposé à leurs dénégations, et que dans ces sortes de drames le dénoûment est contenu en germe dans l’exposition. Aussi ils discutent, ils regimbent, et, bien plus encore que devant le jury, affirment leur innocence. Il est rare cependant qu’on n’arrive point à les vaincre et à les accabler sous des preuves tellement évidentes qu’ils sont forcés d’avouer. Il faut, lorsqu’on rencontre de ces natures profondément rebelles, une persistance invincible, il faut surtout ne jamais se laisser emporter; un acte de colère, ne se traduirait-il que par un mot, est une preuve de faiblesse dont le criminel sait bien vite s’emparer. On parle de la patience des anges, je doute qu’ils en aient autant que les juges d’instruction. A force d’obsessions, d’adjurations de dire la vérité, de questions incessamment répétées