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bord d’un chemin, s’arrête hésitante avant de le traverser. C’est toute sa préface, et nous l’en félicitons. Elle use du privilège du poète qui peut se raconter lui-même ou inventer sans nous en avertir. Nous userons du privilège de la critique en lisant ces poésies comme un roman d’amour, un des plus simples et des plus vrais que nous ayons jamais connus.

Dans une de ces familles protestantes qui autrefois conservaient leur histoire particulière et intime avec d’autant plus de religion que le pays leur refusait l’état civil et les droits du citoyen, une jeune fille s’est rencontrée qui résume en elle l’énergie de la race, la puissance de souffrir, le courage de la conviction, le mépris de l’opinion commune. Elle interroge la mémoire de ses ancêtres pour nourrir son âme de leurs pensées et surtout de leurs épreuves. Celui-ci est mort à vingt-deux ans, n’ayant chéri que sa mère et sa sœur ; à peine connut-il le désir du premier amour. Cet autre, qui sous la république s’était battu pour la liberté, ne fut pas plus heureux ; les chagrins de la vie l’eurent bientôt écrasé. Une troisième figure se présente à elle, plus conforme à la sienne, au moins à ce qu’elle sera dans l’avenir ; c’est la vieille fille en cheveux blancs qui demeura jusqu’au bout fidèle à celui qu’elle avait aimé. Il y a un peu de tout dans cette chronique de famille : ici un abbé qui se rendit à Rome, mais un abbé selon le cœur de Voltaire, et qui revint de Rome philosophe et libre penseur ; là un soldat de Guillaume de Hollande qui rentra en France parce qu’on y mourait pour sa foi, et fut roué vif sur la place publique de Nîmes. Tous ont souffert pour avoir aimé. La jeune fille évoque ces chères ombres : comme le soldat de la république, elle a le culte de la liberté, elle a la fidélité sainte, la sublime opiniâtreté de la vieille fille ; elle ne sera pas condamnée au supplice comme le martyr, mais nos préjugés sont une autre intolérance dont elle peut être la victime. Sera-t-elle jamais tentée comme l’abbé de chercher contre ces préjugés un refuge dans la philosophie et la libre pensée ? Nous ne le croyons pas.

Elle est poète, elle aime, et cette double flamme a pris naissance au même jour. A dix-huit ans, elle aime sans espoir ; celui qu’elle a vu dans l’intimité longtemps, sous l’œil de sa mère, s’est retiré. Après quatre ans, il s’est aperçu qu’ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre. Qu’il y a de pauvres jeunes filles qui se reconnaîtront dans cette position douloureuse qu’elles n’ont pas avouée ! Qu’il y en a qui ont adressé à leur ouvrage féminin abandonné pour de bien autres soins, repris avec bien de la tristesse, des confidences comme celles-ci ;


Laine blanche, crochet, roulés entre mes doigts,
Combien vous ai-je dit de secrets autrefois !