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un défaut, et que, pour s’être grisés de philosophie, ils n’en seront pas de meilleurs écrivains. Ce sincère avertissement est surtout à l’adresse de M. André Lefèvre, auteur de l’Epopée terrestre. Nous regrettons que ce volume nouveau ne justifie pas assez les espérances de ceux qui attendaient de lui, après la mythologie savante et le panthéisme sculptural de la Flûte de Pan, plus de poésie véritable et humaine. Que peuvent avoir à faire avec l’art des vers la philosophie, la science des religions, l’histoire plus ou moins fabuleuse des origines de l’homme ? Nous souhaitons, comme il le dit, que son livre concoure avec la science « à fonder l’idéal terrestre ; » mais nous ne le croyons guère. En songeant aux nombreuses âmes qui de nos jours ne connaissent pas d’autre pain spirituel qu’une parole sincère et quelquefois inspirée, nous doutons qu’elles puissent trouver leur aliment dans une conférence sur les races, dans une leçon sur Lucrèce ou un manifeste du positivisme, le tout versifié de propos délibéré, à tour de bras, aurait dit Alfred de Musset. Autant que personne, nous serions curieux de voir ce que la poésie peut tirer du système d’Auguste Comte, et nous croyons que toute doctrine qui passionne les hommes à son éloquence. Voyez comme cette âme fière et sensible de Lucrèce communique la flamme qui réside encore après deux mille ans dans ses âpres hexamètres ! Toutefois le zèle n’est pas de l’inspiration, et l’esprit de prosélytisme prend seul l’ardeur du sectaire pour de la verve. Il ne suffit pas de plaisanter Rousseau ni de confondre déistes et chrétiens dans un égal mépris pour avoir fait d’excellens vers. Ce n’est pas tout, la philosophie de M. André Lefèvre se complique de beaucoup d’érudition. Tant de science étouffe l’étincelle sacrée. Certes les pièces qui portent les titres de Poème du blé, Disrite justitiam, o tempora ! confirment çà et là les espérances que donnait son premier volume, encore n’y a-t-il pas une page que l’on puisse en extraire avec confiance ; mais est-ce bien en vers qu’il faut commenter l’Enéide ? Pourquoi des rimes, pourquoi des alexandrins, quand il s’agit de rendre raison des mystères d’Eleusis ? Et que dire d’une satire rétrospective sur les mots créés d’abord, puis adorés par l’homme à titre de divinités, ce que l’auteur appelle les spectres du langage ? Si c’est là de la poésie, qu’on nous ramène à la satire sur l’Equivoque, cette production sénile de Boileau, qui, à défaut de talent, ne manque pas de malice. Que l’auteur de l’Epopée terrestre y prenne garde : s’il ne revient pas à la nature, il laissera se consumer sans fruit, au moins pour la poésie, cette curiosité d’intelligence, cette ardeur d’imagination qui le distinguent, surtout ce noble amour de la liberté auquel il doit ses meilleurs élans.