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bres qui bouffonnaient de force et ne riaient que pour montrer les dents.

Homme de plaisir, il se tint à l’écart, ne fut point ministre et ne prêcha jamais, bien que sa dernière femme, celle qui fut noyée pour crime d’adultère, l’y poussât, dit-on, de tout son pouvoir. Peut-être détestait-il l’ancienne église plus qu’il n’aimait la nouvelle; en tout cas, il n’avait pas cette idée fixe, unique, qui fit la force des réformateurs. Il s’intéressait à beaucoup de choses, à la philosophie, à l’histoire, aux langues, à la politique, aux mœurs des différens peuples, voire aux vignobles des différens pays. Il dissertait sur les crus et aimait la bonne chère; c’était un Rabelais dépaysé, forcément contenu, tranquille. Il voulait pourtant garder ses coudées franches; cette indépendance d’esprit et d’allures se montre dans ses écrits. Il eût pu passer pour le père de Montaigne, s’il avait eu la fermeté, l’aisance et l’audace du moraliste souverain. Il lui manque surtout le grand charme de Montaigne, ces retours sur le moi, qui n’est jamais haïssable dans les Essais. Bonivard ne parle guère de lui que dans les Chroniques de Genève en racontant les événemens où il figure comme acteur; sachons-lui gré pourtant de ne s’être jamais posé en foudre de guerre. Il eut peur plus d’une fois; mais il a le courage de l’avouer. Quand il se met en scène, il s’excuse toujours et tâche de justifier son entrée; dans tous ses Advis et Devis, il n’intervient jamais que comme témoin. Sur sa captivité de Chillon, il n’a écrit qu’une courte note. Il aurait pu chanter ses fers et ses barreaux « en carmes latins ou gaulois, » il n’en a rien fait : remarquable réserve qui rachète bien des faiblesses du prieur, bien des injustices du pamphlétaire. François Bonivard, partisan très actif, puis écrivain mordant, plein de saveur et de verve, fut en somme un sage qui, dans sa jeunesse à coups d’épée, dans sa vieillesse à coups de plume, se battit pour les deux causes qui devaient triompher. Il eut l’honneur de souffrir pour l’une d’elles et le bon goût de n’en pas tirer gloire.


MARC-MONNIER.