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vallée du Rhône, le bassin du Léman. Du patois savoyard qui se parlait à Genève, Bonivard garda non-seulement beaucoup de mots, mais aussi le ton, certaines particularités de la prononciation locale qui, fixées sur le papier, attirent l’œil[1]. Quant au style, ce n’est certes pas celui de Montaigne, mais c’est encore moins celui de Calvin. « Je confesse, dit-il quelque part, que le beau parler est chose fort douce et amiable et allichant ailleurs, mais en philosophie il n’est ni bel ni agréable. À un bateleur est bien séant tourner les yeux çà et là, bien danser, sauter, gambader, bien jouer de souplesse ; mais si un homme de conseil ou un philosophe s’essaie de ce faire, il n’y aura personne qui ne se donne honte de son honte. Si nous avons une petite fille jolie, mignonne et de bonne grâce que die des mots infantiles, il n’y aura personne que n’y prenne plaisir et ne la loue ; mais si une femme de réputation s’essayait de ce faire, qui ne s’en moquerait ? »

Tout cela est fort bien pensé, mais l’excellent conseiller n’a qu’à moitié suivi son précepte. Certes il était plus rond, plus franc du collier que la plupart de ses contemporains ; il avait ce parler qu’aimait Montaigne, « simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche, un parler succulent, point délicat ni peigné, éloigné d’affectation, délicat, décousu et hardi. » Il n’était pas de ceux « qui se détournent de leur voie un quart de lieue pour suivre un bon mot. » Il ignorait cette course aux concetti qui nous fatigue chez ses contemporains et ses successeurs ; mais il n’avait pas non plus la sobriété, la rigueur qu’il réclame du philosophe. Il s’amuse et veut plaire ; aussi ne craint-il pas, même en parlant des origines du péché, le mot pour rire, l’anecdote graveleuse. Il a beau défendre l’Écriture, l’esprit grivois du vieil homme d’église perce toujours. Malgré ses lectures, il ne veut point paraître pédant, et, au moment où l’on s’y attend le moins, il jette par-dessus les moulins sa toque et sa robe. Il n’a aucune idée de ce qui s’appellera plus tard le style soutenu, la dignité d’un sujet, la gravité de l’histoire. Il est enjoué, gaillard et de bonne grâce, oubliant à chaque instant la tenue qu’il voudrait s’imposer. Il « frétille et extravague » même dans les choses les plus graves. Il s’insurge contre les langues savantes, bien qu’il les parle. Dans les tours de phrase, les inversions, les suppressions de pronoms et d’articles, à certaines façons d’attaquer la période, de la développer ou de la clore souvent par le verbe ou par le mot essentiel, on sent chez lui le latiniste ; mais il ne veut pas l’être.

  1. Il écrit par exemple commençarent, darnier pour derrière ; il a des imparfaits du subjonctif étonnans : qu’ils marchissent, qu’ils mangeussent. Il commet d’autres fautes qu’il a rapportées d’Italie ; il dit une art et un erreur, il confond les qui et les que sans y voir aucun mal.