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vait vivre qu’au moyen de ces incursions, la ville lui fit une pension bien maigre, si maigre même qu’elle suffisait à peine à le nourrir, lui et son page, « ce de quoi me contentais, dit-il, voyant que la ville ne pouvait faire mieux. » Il se plaignait toutefois à des gens du conseil qui avaient pitié de lui et qui auraient bien voulu qu’il fît sa paix avec le duc, pourvu que ce ne fût pas au désavantage de Genève. Bonivard avait annexé son bénéfice à l’hôpital de cette ville; d’autre part Tornabuoni l’avait annexé à la chapelle du Saint-Suaire de Chambéry. Il fallait une bonne fois arranger cette affaire. A cet effet, Bonivard fit une sottise : il demanda au duc un sauf-conduit pour aller voir sa mère, « qui était ancienne et malade à Seyssel. » Le sauf-conduit obtenu (1530), Bonivard se mit en route malgré le conseil de ses amis; il n’avait pas vu sa mère depuis cinq ans, et « l’affection le transportait. » Il partit en secret et tout seul, craignant les mauvaises rencontres; ce départ ressemblait malheureusement à une désertion. Un homme qui convoitait le bénéfice de Bonivard souleva contre lui MM. de Genève, l’accusant d’être allé vendre leurs secrets au duc. On voit la situation du malheureux prieur « entre deux selles, » n’osant plus retourner à Genève et osant encore moins rester à Seyssel, où sa famille l’avait reçu avec plus de frayeur que de plaisir. Il obtint pourtant la prolongation de son sauf-conduit, et rôda quelque-temps de ville en ville en Savoie et dans le pays de Vaud; il essaya de négocier avec l’évêque de Lausanne la cession de son bénéfice pour une pension de 400 livres, non sans avoir obtenu l’assentiment de ses amis de Genève. Un jour enfin, comme il se rendait sans défiance à Lausanne, il tomba dans une embuscade. Le capitaine du château de Chillon, sortant d’un bois à l’improviste avec une quinzaine de compagnons, se rendit maître de sa personne. « Je chevauchais lors une mule, dit Bonivard, et mon guide un puissant cortaut (courtaud); je lui dis : Pique, pique! Mon guide, au lieu de piquer avant, tourne son cheval et me saute sus, et, avec un coutel qu’il avait tout prêt, me coupa la ceinture de mon épée, et sur ce, ces honnêtes gens arrivèrent sur moi et me firent prisonnier de la part de monseigneur (le duc). Et quelque sauf-conduit que leur montrisse, me menèrent lié et guerroie à Chillon, où je demeurai non plus longuement que six ans, jusque Dieu, par les mains de MM. de Berne accompagnés de ceux de Genève, me délivra des mains de ces honnêtes gens. Et voilà ma seconde passion. »

Tâchons maintenant de résumer tous ces traits. La confusion de droits, d’intérêts, de juridictions, de puissances qui se heurtaient à Genève, le conflit entre le duc et l’évêque, entre le sacerdoce et l’empire, leur alliance contre la commune et le peuple, l’impuis-