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marche; il ne s’en tira pas trop mal, et mit même l’épée à la main contre Jean de Grenant, qui dut se rendre; puis il fit enlever par des paysans, sur lesquels on n’osait tirer du château, le corps du pauvre Thibaut, qui était encore en vie; on le hissa comme on put sur une monture, et l’on s’en revint sans autre fait d’armes, le prisonnier attaché derrière le prêtre, les gens de pied marchant le long du bois, les gens de cheval trottant sur le grand chemin. Dans le bourg de Bernex, le blessé voulut boire, il fallut le descendre à toute force, et, comme la foule commençait à s’amasser, on laissa là « le navré presque mort, » car ces guerriers n’entendaient pas se mettre en danger pour un cadavre. On n’était pas plus tôt rentré à Genève et Bonivard était à peine installé à table (il n’oubliait jamais ce détail), que MM. du conseil le firent prévenir de s’armer de nouveau. Les Genevois « enrageaient de sortir » pour courir au secours de Thibaut. Malheureusement on apprit que les ennemis avaient pris et achevé le moribond. Bischelbach déclara qu’il était inutile de le venger, et Bonivard alla probablement se remettre à table.

L’histoire n’est pas finie. La même année (1528), Cartigny revint au pouvoir de Bonivard, mais fut repris par Pontverre, le chef des « gentilshommes de la Cuiller. » Qu’était-ce donc que ces gentilshommes? De hardis partisans de M. de Savoie auxquels on servit un jour à table un plat de riz bien cuit et bien épais, qu’on appelle papet dans le pays, et de grandes cuillers. Ils dirent alors après boire : « Nous mangerons Genève à la cuiller, » et chacun d’eux, suspendant cette arme à son cou, la prit pour marque, d’où le nom de la confrérie. Ils gagnèrent des adhérens, firent bande à part, eurent des lois, des statuts, et s’assemblèrent à Gaillard, un bourg aujourd’hui français, à une lieue de Genève, pour couper les vivres aux Genevois. Hardis routiers, ils allaient sur tous les grands chemins fourrageant et pillant, effrayant surtout les bourgeois, qu’ils empêchaient de sortir, ils tentaient les expéditions les plus folles; ils eurent l’idée de prendre le couvent de Saint-Victor. Un des moines était pour eux; c’était un garçon de bonne maison qui mangeait son blé en herbe, et, quand il n’avait plus rien, allait battre monnaie ou, comme dit Bonivard, « puiser son eau bénite » auprès de sa famille, qui habitait Gaillard. Là il voyait naturellement les gentilshommes de la Cuiller. On le sut à Genève, où le bruit se répandit que Saint-Victor était menacé, même envahi par ces malandrins, que plusieurs d’entre eux étaient déjà cachés dans le couvent, d’où ils entreraient comme chez eux dans la ville. Un soir donc, Bonivard, qui ne se doutait de rien, venait de souper, quand le syndic Bezanson et le procureur fiscal, entrant tout à coup, lui dirent de prendre sa robe et de les suivre à la maison de ville, où il trouva