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que par cet arrangement la volonté du défunt serait respectée, car l’église aurait les cloches, et Genève, qui était ville de l’église, aurait les canons. Le nouveau prieur ne trouvait pas cette casuistique irréprochable. Les syndics s’adressèrent alors aux exécuteurs du testament, qui remirent l’artillerie sans trop se faire prier, « de quoi ne fus pas fort marri, » dit Bonivard. Un maître de théologie interrogé déclara que les pièces pouvaient être livrées sans péché ni délit. A dater de cet incident, Bonivard eut pour lui tous les enfans de ville et fut pour eux un de ces alliés qu’on ne néglige pas, car il comptait pour quelque chose. Prieur de Saint-Victor, il avait le pas sur les autres ecclésiastiques et marchait immédiatement après l’évêque; chanoine de Saint-Pierre, il aurait eu voix au chapitre, s’il avait voulu se faire prêtre, ou, comme il disait, entrer in sacris; nombre de villages sur les deux rives du Rhône lui appartenaient; parmi ses « serviteurs » figuraient non-seulement des moines, des curés, mais des gentilshommes. Son couvent, quoiqu’en ruine, était un poste important aux portes de la ville; Bonivard aurait pu faire beaucoup de mal en tournant à l’ennemi. Il avait dans son prieuré « autant de juridiction que M. de Savoie à Chambéry; » il y était juge et maître, y tenait prison, y recevait les ambassadeurs du duc, et il exigeait d’eux des lettres de créance. Si les malheureux n’en avaient pas, il les menaçait de les traiter comme espions, puis, quand il leur avait fait peur, les emmenait souper, car il était bon diable. D’autre part, grâce à ses relations avec les enfans de ville, il était toujours « bien accompagné, » précaution nécessaire alors. Un jour le bruit se répandit qu’on l’assassinait dans la maison du sceau (la chancellerie épiscopale); une émeute éclata aussitôt pour le délivrer. Bonivard était jeune, prudent au fond, mais hardi par boutades, « prompt et léger à exécuter quelque œuvre de fait pour rendre service à ses amis. » Lorsqu’un de ses oncles, gentilhomme au service de la Savoie, vint lui offrir une bonne récompense, s’il faisait tomber Levrier dans un guet-apens, Bonivard allégua que ce n’était plus son métier de manier l’épée. « Pour une autre affaire, s’écria l’oncle furieux, vous mettriez la main à l’épée, quelle crainte en puissiez-vous avoir! » Et il jura que cette nuit même il irait prendre Levrier dans son lit. « Avez-vous entrepris cela, mon oncle? Touchez là, dit Bonivard, je vais mettre à part 30 florins de monnaie pour faire demain matin prier Dieu pour votre âme. » Là-dessus il le quitta, et avertit le fils de Levrier, son compagnon d’études. Cela fit encore une émeute; Berthelier et ses hommes allèrent battre leurs tambours devant la maison du gentilhomme épouvanté, qui fit aussitôt seller et brider son cheval. De grand matin, par une porte dérobée, ce piteux agent du duc quitta la ville.