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le prieuré de Saint-Victor; c’était un cloître de bénédictins fondé en l’an 1000 aux portes de Genève par l’impératrice Adélaïde et englobé depuis lors dans la congrégation de Cluny. Chaque année, le prieuré genevois fournissait à cette abbaye un tribut de truites qui arrivaient souvent gâtées ou n’arrivaient pas du tout; cela fit un jour une grosse affaire, et dès lors le prieuré paya son tribut en espèces. En 1514, à la mort de son oncle, François Bonivard prit possession du couvent, mais ne se fit pas ordonner prêtre; il se contenta de toucher les minces revenus du bénéfice et de gouverner ses neuf moines, qui menaient joyeuse vie; il ne songea nullement à les réformer. Seulement il décida qu’à l’avenir tout nouveau frère admis dans le cloître achèterait un bonnet à chacun des anciens et offrirait à ses frais un banquet de réception. En même temps il s’attacha au pays qu’il habitait, et il en devint un des plus chauds patriotes. Ce dévoûment de sa part a lieu de nous étonner.

Il était prieur, et aurait dû se déclarer pour l’église; il appartenait de naissance à la maison de Savoie, qui avait fait du bien à plusieurs de ses aïeux; tous ses intérêts le poussaient à se mettre au service des plus forts. Bonivard malgré tout cela prit parti pour Genève. Le fit-il en haine du duc Charles III, qui lui avait enlevé certains bénéfices, et de l’évêque Jean, qui s’était approprié l’abbaye de Pignerol? On l’a soutenu, mais sans preuves; nous aimons mieux croire qu’il fut sincèrement pour la justice et la liberté. Dès qu’il avait commencé à lire les histoires, c’est lui qui le dit, il avait toujours « mieux aimé l’état d’une chose publique que d’un monarque ou seul prince, singulièrement de ceux qui règnent par succession. » Il se croyait des devoirs envers Genève, et tenait pour le pays de « son domicile, comme aussi le porte tout droit divin et humain. » Il avait d’ailleurs des rapports d’humeur et des relations de plaisir avec ces vaillans compagnons qu’on appelait « les enfans de ville. » Leur chef Berthelier, qui l’avait pris pour parrain d’un de ses fils, lui dit un jour : « Monsieur mon compère, touchez là; pour l’amour de Genève, vous perdrez votre prieuré, et moi la vie. » La prédiction devait s’accomplir de point en point.

Bonivard se montra bon Genevois dès sa dix-septième année. Son oncle Jean-Amé avait acquis trois coulevrines pour la défense d’un de ses châteaux; mais en mourant ce digne prêtre eut des scrupules, et ordonna qu’on refondît ces canons en cloches pour le couvent de Saint-Victor. Cependant, le lendemain de la mort de Jean-Amé, le conseil de Genève, ayant peu d’artillerie, demanda les trois coulevrines, offrant en échange des cloches du même poids. Berthelier, négociateur de l’affaire, fit observer à Bonivard