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sanglantées de ces rudes âges. L’armée ennemie fut complètement anéantie; elle perdit tous ses drapeaux, au nombre de cinquante et un; 40,000 de ses hommes lurent faits prisonniers, 18,000 avaient péri dans le combat, et parmi ces derniers étaient le grand-maître Ulric, le grand-maréchal, le grand-intendant, le grand-trésorier et presque tous les comthurs de l’ordre. Placé sur une colline, Jagello put contempler vers le soir le spectacle sublime et horrible d’une « vallée de Josaphat » que couvraient des milliers de cadavres, des chevaux mutilés, des monceaux d’armures brisées et ces canons « extraordinaires » tant redoutés, dont la gueule maintenant refroidie avait vomi pendant des heures la mort et la dévastation dans les colonnes qui débouchèrent des broussailles de Grunwald. Les larges manteaux blancs dispersés sur le champ semblaient former l’immense linceul d’une tombe « vaste comme le monde, » et, le soleil couchant venant encore embraser le tableau de ses lueurs rougeâtres, le ciel et la terre ne parurent un moment qu’une seule et grande mare de sang. Le vieux roi se mit à genoux en versant des larmes; il remercia Dieu et pria pour les morts. Il ordonna ensuite de rechercher le corps du grand-maître et de le renvoyer avec tous les honneurs à Marienbourg; puis il alla embrasser Witold, le héros de la journée, et l’octogénaire Janusz, duc de Varsovie et de Czersk, le descendant de ce duc Conrad de Mazovie qui, le premier, deux siècles plus tôt, avait installé et doté le perfide ordre teutonique sur la terre polonaise pour la défense du royaume de Piast et la sauvegarde de ses frontières.

Le « jugement de Dieu » annoncé de longue date par la grande visionnaire scandinave avait enfin commencé. « Le jour viendra, avait dit sainte Brigitte[1], où les chevaliers teutoniques auront la mâchoire brisée, le bras droit et la jambe droite arrachés : ils vivront encore, mais seulement pour témoigner de leur propre iniquité, » — et la prophétie allait maintenant se réaliser à la lettre. Certes les conditions imposées par Jagello aux vaincus de Grunwald (paix de Thorn, 1411) ne furent point onéreuses : il ne leur prit que la terre de Dobrzyn et la province de Samogitie; mais les graves symptômes révélés pendant la « grande guerre » n’en laissèrent pas moins prévoir dès lors la ruine complète et prochaine de l’ordre teutonique. « Bien lamentable, — ainsi s’exprime un chroniqueur contemporain, — et calamiteux au-delà de toute expression fut le sort du saint ordre après cette bataille de Tannenberg. Les nobles, les vilains et tous les bourgeois de la Prusse s’abattirent sur les castels de nos chevaliers et les livrèrent au roi de

  1. Revelationes sanctœ Brigitœ, lib. II, cap. XIX.