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temps. — et cette lettre était tout simplement une déclaration de guerre !

Les heures s’écoulaient, le soleil s’approchait déjà du zénith, et les Polonais ne faisaient pas encore mine de quitter le bois de Grunwald. Le roi Ladislas, qui le matin avait assisté à deux messes et qui avait communié la veille avec toute son armée, était toujours en prière dans une petite chapelle située au bord d’un étang. Très gênés dans leurs pesantes armures et plus exposés que l’ennemi aux chaleurs d’un jour d’été par la position qu’ils occupaient sur le plateau, les chevaliers teutoniques devenaient impatiens du combat, et les comthurs s’assemblèrent pour aviser au moyen d’amener Jagello en champ clos. Les plus âgés dans le conseil rappelèrent alors un antique usage de la chevalerie, qui autorisait l’envoi à une armée trop lente dans ses mouvemens de deux glaives nus en signe d’une provocation solennelle, à laquelle l’adversaire était tenu de répondre immédiatement, sous peine de forfaire à l’honneur. On acclama l’avis, et on eut soin que, des deux hérauts d’armes qu’on chargea de cette mission, l’un fût « l’homme » de Sigismond, et portât l’écusson de l’empire, un aigle noir sur un champ d’or. Ce langage symbolique des deux glaives nus, peu usité et mal compris dans le camp même des chevaliers, fut fort improprement interprété par les Polonais : ils y virent une raillerie amère sur le piteux état de leur armement, et pour ainsi dire l’illustration du propos déjà bien connu d’Ulric sur « les cuillers et les épées[1]. » Il paraîtrait que Jagello, lui aussi, n’en jugea pas autrement, car des larmes brillèrent dans ses yeux pendant l’étrange scène où les hérauts, s’acquittant de leur mandat, lui tinrent le langage qui suit : « À toi, roi, et à toi, prince Witold, nous apportons, au nom du grand-maître, du grand-maréchal et de tous les frères de l’ordre, ces deux glaives nus afin qu’ils vous servent de secours et d’encouragement dans le combat que vous allez accepter aujourd’hui. Et de même ces seigneurs de l’ordre vous permettent de choisir le lieu de la rencontre dans tel endroit qui pourra vous convenir. C’est pourquoi ne perdez pas de temps, ne vous cachez pas dans le crépuscule du bois, ne vous dérobez pas dans votre pusillanimité, et n’éludez pas un combat que vous ne saurez éviter !… » Le roi ré-

  1. Eberhard Windeck, le secrétaire de Sigismond de Luxembourg, se méprend également dans ses mémoires sur la signification de ces deux glaives, qu’il dit de plus avoir été trempés dans du sang. Il est hors de doute pourtant que c’était là un usage de la chevalerie ; mais il était déjà bien tombé en désuétude à cette époque et presque complètement oublié. Voyez l’Histoire et chronique du petit Jehan de Saintré : « Comment Saintré envoya par deux hérauts d’armes deux haches à messire Enguerrant. » (P. 153, éd. 1830.)