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serais dans chaque pays qu’un seul prêtre; encore aurais-je soin de l’enfermer dans une haute tour, pour qu’il ne me gâtât pas les gens[1]... » La ressource de la réforme manqua malheureusement à l’ordre teutonique pendant cette « immense calamité » de la conversion de Jagello. Il y avait bien quelque part, à Prague, un pauvre bachelier en théologie qui déjà méditait alors dans une sombre cellule les écrits de Wicleff, et qui bientôt devait donner le branle au monde religieux; mais son action véritable ne commença guère qu’après la catastrophe de Grunwald. D’ailleurs le mouvement de Prague était pour le moins aussi slave et anti-germain qu’hérétique et utraquiste, il protestait bien plus fortement encore contre le joug de l’empire que contre la corruption de l’église; c’est à un Jagello, à un Witold, que les patriotes de la Bohème devaient plus tard offrir la couronne des Premislaw : la grande idée allemande n’avait aucun « profit à tirer » en se faisant hussite.

Retour étrange et dramatique des choses d’ici-bas, la « mission chrétienne » qui échappait ainsi pour toujours aux grands-maîtres de Marienbourg, elle allait échoir par contre très légitimement et pour ainsi dire tout naturellement au « baptisé de Cracovie, » à la dynastie de Gédimin. Placé entre deux paganismes aussi sérieux que redoutables, entre la horde d’or du Kaptchak et les Osmanlis du Balkan, le nouveau royaume de Jagello était désormais appelé à une « guerre sainte » bien différente assurément des « parties de chasse » et des « tables d’honneur » des chevaliers teutoniques dans les forêts de la Lithuanie, — à une croisade véritable qui devait durer trois siècles, qui devait commencer par l’héroïque désastre de Warna (1444) et finir par la glorieuse délivrance de Vienne. En vérité, ce petit fait du « baptême de Cracovie » vers la fin du XIVe siècle a eu dans l’histoire des conséquences nombreuses, presque incalculables. Vers la fin de ce siècle, un grand royaume chrétien, le royaume serbe, tombait aux pieds du sultan Amurat, et la victoire de Kossovo sonnait déjà le glas funèbre de l’empire des Paléologues; or c’est précisément dans ces années fatidiques que le fils d’Olgerd plantait le signe du Sauveur sur les ruines du temple de Znicz à Wilno, et constituait une forte puissance militaire à l’extrême Occident par la réunion de la Pologne et de la Lithuanie. La Providence semblait ainsi vouloir réparer au nord de l’Europe la perte immense que l’Évangile allait faire au sud; elle élevait au moment opportun une digue salutaire contre les débordemens futurs de l’islamisme. Et c’est ici qu’il faut se donner le spectacle de la grandeur morale de ce royaume des Jagellons, qui, sorti d’abord

  1. Voigt, Geschichte Preussen’s, t. V, p. 663-664.