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un prince chrétien et légitime comme les autres, un monarque auquel le pape Urbain VI donnait même « la première place parmi tous les rois de la terre dans les affections de l’église. » Or, l’équivoque grandiose et séculaire des « croisades » contre les « Sarrasins du nord » une fois disparue, la condition vitale de l’ordre teutonique se trouvait détruite d’un coup. L’ordre avait été institué et doté pour combattre les païens, pour les convertir par le glaive; c’était là la tâche qui avait fait sa position en Europe, la « mission » qui lui avait valu l’enthousiasme des preux, la bienveillance inépuisable et prodigue des chefs spirituels et temporels du monde chrétien. Si maintenant il n’y avait plus de païens, s’il ne pouvait désormais être question des « ennemis du Christ « au-delà du Niémen, si, pour propager l’Evangile dans un « pays sans soleil, » point n’était besoin de l’épée des Zollner et des Wallenrod, l’ordre perdait toute raison d’être : dans la meilleure même des combinaisons possibles, il descendait forcément des hauteurs mystiques et augustes qu’il avait occupées jusque-là au simple rang d’une « marche » allemande, d’un fief du saint-empire. Et en effet ce n’était plus au nom de l’église et de la conversion des gentils, c’était au nom de l’empire et d’une donation ancienne de Frédéric Barberousse que l’ordre réclamait désormais la Lithuanie, les provinces de la Baltique, les terres de Dobrzyn et de Culm; il réclamait jusqu’à Pskov et Novgorod! Par deux fois même à cette époque (en 1388 et en 1392), une négociation curieuse et secrète fut entamée entre l’empereur et le grand-maître Wallenrod touchant le partage complet des états de Jagello. Le projet dut pour le moment être abandonné comme trop « chimérique, » au jugement du grand-maître; chimérique également pouvait paraître alors l’essai même beaucoup plus modeste de constituer les terres conquises par les « manteaux blancs » en simple puissance territoriale. Sans parler de sa situation géographique très précaire, une telle puissance aurait manqué de ce solide point d’appui que donnait aux autres états le principe héréditaire, — car enfin ces grands vassaux de Marienbourg, ils n’étaient que des moines; ce chef de l’état, ce grand-maître de l’ordre, il devait faire vœu de chasteté et ne pouvait fonder une dynastie... Ah ! si Luther était apparu dès 1390 ! Le monde aurait, selon toute probabilité, vu dès cette époque, en Prusse, l’artifice incomparable de « sécularisation » qui plus tard, au XVIe siècle, fit la fortune prodigieuse du grand-maître Albert de Brandebourg. En 1390, Conrad de Wallenrod aurait hasardé, lui aussi, bien sûrement le « saut périlleux » vers un trône héréditaire, lui qui déjà aimait si peu la cour de Rome et avait surtout en horreur les prêtres. « S’il dépendait de moi, disait ce singulier moine, je ne lais-