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jours les autels de Znicz l’inaccessible. Cette province lithuanienne en effet, située au bord de la mer et que Jagello avait dû abandonner aux seigneurs de Marienbourg lors de sa lutte avec Keystut, était devenue depuis quatre ans, depuis la conversion du royaume de Gédimin, le dernier refuge de la religion des kriwés. Les anciennes divinités et les sacrifices humains étaient en honneur à Rosienie, et, pour mieux encore s’assurer le concours de ces étranges auxiliaires dans « la guerre sainte » contre Jagello, le grand-maître de l’ordre avait eu soin de faire venir cette année même à Kœnigsberg des « députés de la Samogitie, » et de signer avec eux un traité formel (29 mai 1390) qui garantissait aux habitans de ce pays le libre exercice de leur culte idolâtre. Certes le sort a rarement poussé aussi loin l’ironie que dans cette bizarre campagne de Wilno, où les croisés de Marienbourg se faisaient les protecteurs officiels du paganisme, tandis que les enfans de saint Adalbert et de saint Stanislas demandaient à prouver aux Français par un combat singulier qu’ils n’avaient point affaire à des mécréans... Ce double siège de Wilno fut du reste marqué par des actes de barbarie épouvantables. Un jour les assiégés virent se dresser devant eux, du milieu du camp teutonique, une longue perche au bout de laquelle pendait livide une tête bien comme, la tête du prince Casimir, le propre frère du roi Jagello... On était loin déjà des combats courtois du temps de Keystut !

C’est que de part et d’autre on sentait maintenant qu’on touchait à une crise suprême. La situation commençait à se dégager des brouillards longtemps accumulés avec une industrie supérieure; la prodigieuse fiction qui avait charmé et leurré les esprits pendant près de deux siècles s’évanouissait peu à peu devant une réalité tout autrement respectable et saisissante. Les braves compagnons de Boucicaut pouvaient bien encore se persuader que c’était la « guerre sainte » qu’ils faisaient sur les bords de la Wilia; les clairvoyans seigneurs de Marienbourg n’avaient plus cette douce illusion, si tant est qu’ils l’eussent jamais partagée. L’événement fatal que les chevaliers teutoniques n’avaient cessé de redouter dès l’époque de Mindowé s’était enfin accompli; ce que Zollner de Rotenstein avait un jour naïvement appelé « une calamité immense pour le monde chrétien et pour l’ordre, » la conversion des « enfans de Baal » entrait désormais dans le domaine des faits acquis, indéniables. Déjà le successeur de Zollner, le grand-maître Conrad de Wallenrod, n’osait point, dans les négociations qui suivirent la campagne infructueuse de Wilno, contester la validité du « baptême de Cracovie; » le fils d’Olgerd n’était plus le « mécréant Jagel, » le « chien enragé » d’il y a cinq ans : c’était le roi Ladislas II,