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sité universelle qui a fait une renommée si équivoque au plus puissant esprit des temps modernes.

Pourquoi toute philosophie religieuse incline-t-elle au mysticisme ? C’est encore parce que la théologie ne trouve point dans ses propres enseignemens la limite et l’obstacle à ces entraînemens mystiques. Toute âme religieuse aspire à l’union avec Dieu et tend à l’absorption de sa personnalité dans la nature divine. On a vu le sévère Maine de Biran lui-même, le psychologue par excellence, professer cette métamorphose de notre humanité. Il faut donc que la pente soit irrésistible, puisque la méthode psychologique elle-même n’a pu arrêter le philosophe chrétien. Seulement il faut ici prendre garde de se laisser abuser par les mots. Il y a plusieurs variétés de mysticismes. Il est bien vrai sans doute qu’ils ont tous ceci de commun de conclure à l’absorption en Dieu ; mais quel Dieu ? Toute la question entre le bon et le mauvais mysticisme, entre la bonne et la mauvaise théologie, est là. Ce point est d’une importance capitale dans l’histoire critique des écoles mystiques. Au premier abord et à ne voir que le langage, il semble que le mysticisme soit par essence le tombeau de la liberté, et par conséquent de la moralité humaine. Tandis que les moralistes ne voient dans le phénomène mystique qu’un état de servitude et d’irresponsabilité, les théologiens croient y reconnaître au contraire la plus haute perfection, même la plus grande liberté possible dans la véritable acception du mot, summa Deo servitus, summa libertas. Qui a tort, qui a raison ? Le fait est que la question n’est pas aussi simple que le pensent les moralistes profanes, et il faut y regarder de très près pour voir où est l’exacte vérité dans ce débat entre la morale philosophique et la morale théologique.

Ici une analyse psychologique est nécessaire. En général, quand on met deux êtres en présence et en rapport, les termes par lesquels on exprime la nature de ce rapport ne donnent lieu à aucune équivoque. Chacun sait ce que c’est que l’influence, l’inspiration d’un homme vis-à-vis d’un autre ; chacun sait également ce que c’est que l’influence, l’impression de la nature sur un être humain ; mais pour le théologien,’ surtout pour le théologien mystique, Dieu n’est pas un autre vis-à-vis de l’homme ; il lui est essentiellement intime, et il le devient d’autant plus que l’homme croît en perfection et en sainteté. Sans doute, dans l’état mystique, la nature humaine se confond avec la nature divine, la loi de la conscience s’efface devant la loi de Dieu ; mais de quel Dieu s’agit-il encore une fois ? Si c’est le Dieu de l’imagination, le mysticisme fait descendre l’âme aux pratiques de la théurgie. Si c’est le Dieu de l’abstraction métaphysique, le mysticisme l’abîme dans le néant de l’infini et de l’indéterminé. Que si au contraire c’est le Dieu révélé