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vérité objective qu’il s’agit, par conséquent d’un problème métaphysique et non purement psychologique. Ici, que saisit la conscience? Un pur phénomène, c’est-à-dire le sentiment de notre liberté. Quant à la réalité elle-même, pour qu’elle la saisît également, il faudrait qu’elle pénétrât jusqu’à l’être lui-même, sujet et cause des actes qu’elle perçoit. Or la conscience tout empirique que nous avons des phénomènes ne nous révèle rien à cet égard. Voilà pourquoi certains attributs de l’être humain, comme la liberté, comme la spiritualité, sont des questions toujours discutées et jamais résolues. Si ces attributs tombaient directement sous l’œil de la conscience, tout le monde les verrait, et le doute serait impossible. Entre le sentiment et la réalité, il y a toute la distance du phénomène au noumène.

Kant ne se borne point à cet argument a priori tiré de l’incompétence de la conscience; il soumet la question de la liberté à la décisive épreuve de la méthode antinomique, ainsi qu’il le fait pour toutes les questions de l’ordre métaphysique. Il pose donc en regard l’une de l’autre la thèse de la liberté et l’antithèse de la nécessité, appuyant celle-ci sur la loi de causalité qui régit toute la nature, celle-là sur une loi de la raison. Tandis que l’expérience montre partout l’enchaînement sans fin des phénomènes sous la loi de causalité, la raison pure affirme une cause première et indépendante de cette succession soit chez l’homme, soit dans le monde. Entre la raison et l’expérience, il y a donc ici encore contradiction absolue, d’où il résulte que la liberté n’est qu’un noumène, c’est-à-dire un objet de conception, non de connaissance, comme toutes les autres thèses de l’ordre métaphysique. On peut la concevoir, on la conçoit même nécessairement dans un ordre de choses où la raison déterminerait la volonté ; mais ce monde purement intelligible échappe à la démonstration.

Est-ce à dire que Kant soit sceptique sur la question de la liberté? Nullement. Non-seulement il y croit, comme le veut la conscience humaine, mais il la prouve, ou du moins croit la prouver en s’adressant à la raison pratique. En sa qualité d’être raisonnable, l’homme comprend une loi morale, c’est-à-dire une règle obligatoire pour ses actions. Cette loi suppose la liberté de l’agent : il n’y a ni droit ni devoir, à proprement parler, pour un être qui n’agirait pas librement; en un mot, il faut que l’homme soit une véritable personne pour exécuter la loi conçue par sa raison pratique. Kant démontre de même l’existence de Dieu, la spiritualité et l’immortalité de l’âme. Si la loi du devoir suppose la liberté, la loi du mérite et du démérite, qui en est la conséquence, implique la nécessité d’une sanction. Où se réalisera cette sanction, qui sera le juge? On sait ce que vaut et ce que peut la justice humaine.