ou bien que les caractères propres de la réalité échappent au philosophe placé à un tel point de vue d’observation, ou bien qu’ils s’effacent et tendent à disparaître dans le vaste horizon ouvert sous ses pieds à ses yeux éblouis. Devant le monde infini, qu’est-ce que l’homme? qu’est-ce que l’humanité? qu’est-ce que la planète elle-même, cet atome imperceptible de l’immense cosmos révélé par l’astronomie? Devant le Dieu parfait, que sont les qualités et les vertus de ces pauvres êtres dont il est l’inimitable idéal? Qui n’a conscience de son néant devant cette infinitude de l’être universel, qui n’a conscience de sa misère devant cette absolue perfection de la divinité? Dans cet empire de la nécessité qui régit le monde, qui enveloppe et enserre toutes les créatures de ses liens indissolubles, quelle part peut être faite à la prétendue liberté des actes humains? Que devient l’autonomie de nos mouvemens dans la série continue des causes? que devient notre volonté sous l’action d’un Dieu qui fait sentir partout sa puissance? que devient notre personnalité elle-même dans le sein de ce même Dieu, qui remplit tout de sa présence? Quand la pensée s’est élevée à ces hauteurs, le monde change d’aspect, le monde moral surtout. Le philosophe qui embrasse la nature entière d’un regard oublie l’infinie diversité des détails pour ne voir que l’unité de plan révélée par les grandes lois qui la régissent. Le théologien, qui, selon l’expression de Malebranche, voit tout en Dieu, ne retrouve plus que l’action et la présence de ce Dieu soit dans la vie individuelle, soit dans la vie collective de l’humanité. C’est alors que le philosophe, spéculatif ou mystique, néglige les enseignemens de la science historique ou les intimes révélations de la conscience, et se livre tout entier à ses pensées et à ses formules de haute synthèse métaphysique, ou à ses rêves de vie intime et commune avec Dieu. Avec ce dédain qui lui est propre des choses de l’expérience extérieure ou intérieure, il parle de tout ce qu’elles attestent dans un langage auquel ni la conscience ni le sens commun n’entendent rien, mais qu’il donne pour l’expression de l’absolue vérité. « Toute la métaphysique, a dit M. Renouvier, n’a été qu’une conjuration contre la liberté et contre l’existence même. » Montrer d’abord, par une esquisse sommaire des principales conceptions métaphysiques, qu’entre toute spéculation de ce genre et les enseignemens de la psychologie il y a contradiction, puis essayer d’établir que cette contradiction ne saurait, si l’on ne peut la résoudre, infirmer le témoignage de la conscience, faire voir enfin le parti que toute spéculation philosophique peut tirer des lumières de cette conscience pour l’ordre de problèmes qu’elle poursuit, — tel est le triple objet de notre recherche dans cette troisième et dernière étude.
Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 82.djvu/632
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.