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positions nouvelles la sévère leçon reçue en Russie avait-elle fait naître dans son esprit ? Telle était l’intéressante question que ses dévoués serviteurs agitaient secrètement avec une véritable anxiété. Les dernières nouvelles reçues avant sa soudaine arrivée témoignaient de l’irritation qu’avait causée au maître la folle entreprise de Mallet. Quoiqu’il eût appris en même temps le crime et le supplice du conspirateur, il n’avait pu retenir des exclamations d’étonnement, d’humiliation et de courroux. Il s’était montré surtout ulcéré de l’attitude de quelques-uns des fonctionnaires de la capitale, particulièrement du préfet de la Seine, qui avait si complètement perdu la tête au seul bruit de sa mort. On ne doutait guère qu’embarrassé à la fois et mécontent, il ne prît plaisir, pour détourner l’attention et pour se faire une contenance, à exagérer les expressions, d’ordinaire fort peu mesurées, de sa colère. Parmi les personnages considérables que leurs charges officielles mettaient en rapport direct avec Napoléon, il n’en était pas un qui ne s’attendît à être violemment pris à partie et rendu responsable de ce qui s’était passé. Plus que d’autres, le ministre et le préfet de police redoutaient de sa part quelque fâcheux éclat. Leurs prévisions furent trompées. Arrivé aux Tuileries le 18 décembre 1812 au milieu de la nuit, l’empereur y avait fait venir Cambacérès dès le lendemain matin. À peine avait-il fini de lui faire le récit des funestes événemens qui avaient précipité son retour, que sans transition il s’était mis à presser l’archichancelier de questions sur les moindres détails de la conspiration de Mallet. Avec sa sagesse et son habileté ordinaires, Cambacérès avait trouvé moyen de répondre à son redoutable interlocuteur sans compromettre personne, et Napoléon était sorti évidemment soulagé de ce long entretien. Quelques instans après, — à l’audience qui suivit immédiatement la messe, — apercevant son préfet de police, M. Pasquier, il l’avait abordé d’un air affable, et, baissant la voix afin de n’être entendu que de lui : « Eh bien ! monsieur le préfet, lui avait-il dit d’un ton presque familier, vous avez eu aussi votre mauvaise journée ; il n’en manque pas de cette espèce dans la vie ! »

D’aussi philosophiques paroles n’étaient point de mauvais augure. Elles témoignaient d’une modération assez inaccoutumée chez l’empereur ; cette modération fut d’ailleurs entretenue pendant quelque temps encore par la tristesse croissante des nouvelles qui continuaient d’arriver du théâtre de la guerre. À partir du jour où Napoléon avait quitté l’armée, les pertes d’hommes avaient été en augmentant sans cesse. De Wilno aux bords de la Vistule, la retraite était devenue infiniment plus désastreuse que de Smolensk à Wilno. La défection du général York et des troupes prussiennes