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ruiner son autorité morale ? La bonne politique, telle qu’il l’avait d’abord pratiquée, aurait voulu qu’il fermât les yeux sur le biais imaginé par les chapitres de Troyes et de Tournai ; ce compromis devait maintenir la tranquillité dans ces deux diocèses ; il avait tout à gagner à s’y prêter. La sagesse lui conseillait également de prendre en quelque patience le refus dilatoire opposé par les chanoines de Gand. La simple équité, sinon le sentiment des services rendus, aurait dû le porter à ne pas sévir à outrance contre d’anciens partisans restés aussi dévoués à sa personne que l’étaient encore à cette époque M. de Broglie et M. de Boulogne. Aucune de ces considérations ne le retint. Ne jamais reculer ni fléchir, tout pousser à l’extrême, telle était la règle de conduite maintenant adoptée dans le gouvernement des affaires de l’église, comme partout ailleurs, par l’ancien négociateur du concordat. Le moindre retard apporté à l’immédiate exécution de ses absolues volontés le transportait de colère. Qu’étaient les ecclésiastiques de son empire pour oser se mesurer avec lui ? Il saurait bien les mettre à la raison… « Les prêtres, étant sujets comme les autres, écrit-il à M. Bigot, le 16 juin, de Kœnigsberg, c’est-à-dire quelques jours seulement avant d’entrer en campagne contre la Russie, sont soumis au même serment. Il faut toutefois distinguer. Il y a le serment ecclésiastique qui a été prescrit par le concordat : la seule peine que j’impose au prêtre qui ne veut pas le prêter, c’est la perte de son bénéfice ; mais le serment d’obéissance aux constitutions de l’empire et de fidélité à l’empereur est dû par tous les citoyens. Ceux qui ne veulent pas le prêter encourent la peine portée par mon décret. Écrivez donc à l’évêque, et faites comprendre à ces malheureux combien ce refus serait contraire à leurs devoirs. Quand ils auront prêté ce dernier serment, ils sortiront seulement de leur exil[1]… »

Pour édicter des peines aussi sévères contre des chanoines trop consciencieux, pour envoyer un prélat inoffensif languir aux îles Sainte-Marguerite, pour maintenir un pape captif à Fontainebleau, il y avait une condition à remplir : il fallait être partout et toujours vainqueur de tous ses ennemis. Le succès, un succès prodigieux comme celui qui avait jusqu’alors couronné les campagnes les plus audacieuses de Napoléon, eût été nécessaire, nous ne dirons pas pour absoudre, mais pour rendre supportables à l’opinion publique d’aussi injustes violences. Il lui aurait fallu battre aujourd’hui les Russes aussi complètement qu’il avait jadis battu les Autrichiens et les Prussiens. Quelque triomphant bulletin daté du

  1. Lettre de l’empereur au ministre des cultes, Kœnigsberg, 16 juin 1812. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XXIII, p. 500.