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les provinces situées entre le Mékong et la grande chaîne de montagne qui finit au cap Saint-Jacques étaient soumises à l’empire d’Annam et payaient tribut à son souverain. Chargé tout spécialement par l’amiral de La Grandière de déterminer les bornes actuelles de cet empire et de s’enquérir des territoires sur lesquels les Annamites élèvent des prétentions, M. de Lagrée avait fait sur ce point-là, lors de notre excursion à Attopée, des recherches persévérantes, mais infructueuses. Il avait retrouvé plus haut, en explorant seul le bassin d’un autre affluent du Mékong, le Se-Banghien, des preuves incontestables de l’autorité politique et administrative du roi d’Annam sur cette partie du Laos. Si donc, par le cours des événemens et des années, la France se trouvait substituée aux prétentions d’un gouvernement qu’elle sera un jour, par la force même des choses, appelée à protéger ou à détruire, les titres ne lui manqueraient pas pour établir sa domination sur ces vastes déserts que le génie européen pourrait seul féconder.

Quoi qu’il en soit, ce n’était pas contre ses voisins de l’est que le roi de Vien-Chan était appelé à se prémunir ; c’était au sud-ouest que grossissait le nuage d’où sortit pour ce malheureux prince et pour ses sujets un désastre dont les ruines que nous avions sous les yeux attestaient l’étendue et l’effroyable caractère. A la fin de 1827, des événemens dont nous sommes hors d’état de préciser la nature provoquèrent entre le Laos et la cour de Bangkok une rupture suivie d’une guerre d’extermination. Il résulte de récits peut-être inexacts pour les détails, mais trop manifestement véridiques sur le fond des choses, qu’une omission faite par le roi de Vien-Chan soit dans le cérémonial de l’hommage, soit dans le chiffre du tribut dû au roi de Siam, fut suivie de l’envoi au Laos d’une armée qui reçut mission d’anéantir ce malheureux peuple, mission accomplie à la lettre avec une cruauté que nos mœurs nous laissent à peine comprendre. Les Laotiens furent exterminés ou déportés en masse, et leur capitale rasée, comme l’avait été Jérusalem par les armées romaines. Chao-koun[1], un général dont le nom remplit encore ces contrées, mit par cette horrible exécution le sceau à une renommée militaire déjà conquise aux dépens du Cambodge durant les guerres dont j’ai eu occasion de rappeler les principaux événemens[2]. J’ai pu voir à Oudon, en face de l’ancien palais du roi Norodom, la grossière statue de cet égorgeur de peuples. Par une prescription insolente des Siamois à laquelle le

  1. Le mot chao-koun désigne un grade élevé dans la hiérarchie militaire ; mais la terreur des Laotiens en a fait un nom propre, et, lorsqu’on parle du Chao-koun sans épithète, ils évoquent en tremblant le souvenir de leur bourreau.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 février 1809, le Cambodge et le Protectorat français.