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réunies l’une à l’autre par les lianes flexibles enroulées autour d’elles et suspendues aux arceaux du feuillage. L’habitude aguerrit. Nous nous promenions sans armes sous ces voûtes obscures sans songer jamais aux ennemis terribles que peuvent receler les bambous et les jungles. Un soir pourtant, à peu de distance encore du rivage, l’un de nous vit un tigre bondir et s’arrêtera vingt pas de lui. L’œil féroce de l’animal effrayait sans doute l’Européen ; mais la peau blanche, la longue barbe et le regard ferme de l’Européen ne troublaient pas moins l’animal. Celui-ci s’arrêta, laissa reculer son adversaire jusqu’aux barques. Nous sautâmes sur nos fusils ; malgré des indications précises, malgré les traces de la bête puissamment empreintes sur la terre humide, notre battue n’eut aucun résultat. Des singes effrayés grognaient au sommet des arbres en nous criblant de projectiles. C’était agir en ingrats, car, s’il faut en croire les indigènes, le tigre que nous venions de mettre en fuite était occupé à guetter ces méchans quadrumanes. Il a coutume, quand il les voit s’ébattre sur un arbre jeune et pliant, de s’en approcher en rampant dans l’herbe ; il donne alors brusquement un coup d’épaule au tronc, comme font les enfans pour abattre des pommes et des noix, et les singes que la secousse jette à terre sont dévorés sur-le-champ. — Notre présence ne suffisant pas pour rassurer nos Laotiens, nous les autorisâmes à mettre une partie du fleuve entre eux et les visiteurs nocturnes ; ils allèrent coucher sur des îlots voisins.

Après un assez long espace désert, l’homme signale de nouveau sa présence par un essai d’établissement. Un quartier de forêt est abattu. Les arbres, coupés à six pieds du sol, gisent entassés l’un sur l’autre suivant les hasards de leur chute. Des plants de bananiers ont pris racine à côté ; les poulets, les chiens, les porcs, errent au milieu de ce désordre, et les fondateurs du village accroupis dans des chaumines semblent attendre qu’il se construise tout seul. Je ne pouvais me défendre de comparer ce tableau à celui que nous trace M. Ampère dans ses Promenades en Amérique d’une ville de l’Union à ses débuts, Chicago, je crois. Au moment où le spirituel voyageur la visitait, la forêt était à peine vaincue ; les futurs citoyens se servaient encore pour construire leurs maisons des arbres qu’ils abattaient sur place. Chicago est aujourd’hui une ville importante de l’Illinois, et ne compte pas moins de 200,000 habitans ! — L’Asie, antique berceau du monde, ne produit plus que des tyrans et des esclaves. Puissent les races qui, sorties de son sein, se sont développées sous des climats moins énervans, rapporter un peu de jeunesse à la vieille nourrice de leurs pères !

Nong-Caï, province voisine de Vien-Chan, l’ancienne capitale du