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échapper à la chaleur du jour. Le ciel était comme une calotte métallique chauffée à blanc, et le rayonnement du paysage brûlait les yeux. Ma pensée, dans une sorte de demi-sommeil, se dirigeait comme toujours vers la France, quand des cris de joie vinrent brusquement m’apprendre que nous allions entendre parler d’elle. M. Garnier arrivait. Il avait trouvé à Pnom-Penh une partie du courrier ; l’autre, qui nous avait été expédiée par Bangkok, s’est probablement perdue dans les forêts ; nous tenions enfin les passeports signés du prince Kong, le régent du Céleste-Empire, où nous pouvions dès lors espérer de pénétrer. Nous apprenions en même temps que le canon avait grondé en Europe, bouleversé l’Allemagne et soulevé l’opinion en France. D’après le ton des journaux et les prophéties contenues dans nos lettres particulières, une guerre prochaine et terrible, à laquelle notre patrie ne demeurerait pas étrangère, nous paraissait inévitable. Aujourd’hui ces prophéties nous font sourire ; alors elles retentissaient douloureusement dans nos âmes. C’est avec un pareil poids sur le cœur que nous nous remettions en route pour entrer dans des régions reculées où nous n’avions plus l’espoir qu’aucun courrier pût nous atteindre. Nous ne manquions jamais de confier des lettres aux négocians qui descendaient le fleuve, aux mandarins qui se rendaient à Bangkok. Nous avons constaté depuis qu’elles étaient toutes parvenues à leur adresse, tant est grand le respect des Laotiens pour ce qu’on leur confie, et pour les lettres en particulier. Quant à nous, ne connaissant pas d’avance notre itinéraire, ignorant jusqu’au nom de nos stations futures, nous savions trop bien que le silence allait pour longtemps se faire autour de nous sur les questions débattues en Europe. Je n’ai, dans aucune autre circonstance d’un voyage qui nous réservait tant d’épreuves, mesuré plus nettement l’étendue des sacrifices que j’avais acceptés. Nos lettres de famille, lues, relues, commentées, retrempèrent nos courages. Les moins anciennes remontaient au mois de septembre 1866. Nous étions en mars 1867, et nous n’allions plus en recevoir avant la fin de juin de l’année suivante.

Saïabury et Phon-Pissaï n’offrent aucun intérêt. Entre ces deux centres de province, ces deux muongs, comme disent les indigènes, les rives du Mékong sont à peu près désertes ; des deux côtés, la grande forêt s’avance ; des arbres géans gisent çà et là, et s’appuient contre les berges, écrasées sous ce poids ; les eaux rongent les racines, et ils se cramponnent encore à la terre par les branches. La prochaine crue du fleuve va balayer tous ces cadavres. En attendant le riz quotidien, qui cuit sur le rivage, chacun de nous s’enfonce au hasard dans les grands bois fourrés. Nous admirons cette végétation puissante, ces colonnes hautes de cent pieds,