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séjour au chef-lieu de cette nouvelle province. La chaîne commence au sud-est par deux ou trois ondulations molles, allongées, placides, qui se dirigent vers le nord, et forment au tableau un fond vaporeux. Au premier plan, réunis et cependant bien distincts, se dressent cinq massifs aux crêtes tailladées, bosselées, aux flancs couturés de dépressions ombreuses ; les sommets et les arêtes sont entourés d’une discrète et pâle auréole par le soleil luttant contre la brume. En remontant vers le nord, on voit une immense ligne courbe se développer, s’agrandir, s’ouvrir comme l’arche d’un pont gigantesque, et relier ce premier groupe à un second plus compliqué où chaque pic a une forme particulière, et agit en quelque sorte comme il lui plaît, sans s’inquiéter de son voisin. Ce qu’il y a de remarquable en effet dans ces montagnes, c’est l’espèce de vie qu’elles semblent posséder. Il en résulte un incroyable pêle-mêle. Les angles sont bizarrement assemblés par quelque géomètre en délire qui n’a pu être que le feu souterrain ; un dôme passe curieusement la tête par-dessus l’épaule inclinée d’un mamelon, une pyramide se renverse comme si elle obéissait à la cadence de quelque orchestre échevelé. Vues de plus près et en détail, ces montagnes répondent à tout ce que pourrait rêver l’imagination la plus amie du fantastique affriandée par leurs formes lointaines. Vallées, gorges, crevasses sombres, parois taillées à pic, rugueuses ou polies par l’eau, cavités festonnées de stalactites pendantes et dentelées comme des sculptures gothiques, tout cela forme un spectacle étrange et provoque l’admiration.

Les habitans trouvent là une mine inépuisable de calcaire. Ils font éclater les pierres au feu, puis les brûlent sur place ou les transportent par eau dans les villages voisins. Les fours, creusés dans la berge du fleuve, sont à peu près semblables à ceux que l’on fait en France. Ils se composent d’un foyer profond communiquant avec une vaste cuve évasée où l’on met les blocs. Si le sel fait la richesse de la province d’Ubône, la chaux est pour le pays de Lakhon la source d’une aisance relative. Outre que les pagodes en absorbent une énorme quantité, elle est pour tout Laotien un objet de nécessité première. C’est avec la feuille de bétel et la noix d’arèque un élément essentiel de cette abominable chique qui ensanglante la bouche, épate les lèvres, déchausse et noircit les dents, et rend les femmes hideuses. A cela, les indigènes ajoutent souvent du tabac et l’écorce d’un certain arbre qui fait l’objet d’un grand commerce.

Près de la résidence du gouverneur de Lakhon, un quartier considérable du village venait de brûler. Les feuilles des arbres étaient roussies, les troncs calcinés. La physionomie des hauts palmiers avait surtout quelque chose de lamentable. Cette grande