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souvent nos hommes à se mettre à l’eau. Plus loin, les bancs de sable, les îles et les îlots reparaissent. Sur ceux-ci, tout verdit et fleurit en hâte, car le flot montant submergera bientôt cette verdure et ces fleurs. Le paysage a quelque chose de solennel et de grandiose. Des vapeurs d’une blancheur laiteuse s’étendent sur le ciel et sur l’eau. La nature semble endormie et comme enveloppée d’un voile léger. Elle vous attire, on s’absorbe en elle malgré soi ; l’ennui vous envahit d’abord, puis une sorte d’indifférence absolue lui succède. Sous la toute-puissante étreinte de ces influences destructives de la personnalité humaine, la pensée s’éteint par degrés comme la flamme dans le vide. L’Orient est la véritable patrie du panthéisme, et il faut y être venu pour se rendre compte de ces sensations indéfinissables qui feraient presque comprendre le nirvana des bouddhistes.

Des orages troublaient parfois l’implacable sérénité du ciel. Ils arrachaient la nature de son cercueil de plomb ; c’étaient comme de magnifiques explosions de vie dont nous prenions notre part. Une nuit, il m’en souvient, j’écoutais avec ravissement le fracas du tonnerre, l’illumination des éclairs me causait une intime et inexprimable jouissance ; mais le vent souleva le fleuve, et nos barques, rudement heurtées contre la rive, s’emplirent en un moment. Les Laotiens se mirent à vider l’eau sans relâche, et à nous éponger de leur mieux avec la sollicitude de vieilles bonnes. Ces braves gens nous entouraient de soins, soit à cause de leur responsabilité, soit par bienveillance native, et pour ces deux motifs probablement, accoutumés qu’ils sont à épargner tout ennui au personnage qui leur est confié. Quand nous arrivions dans un village, un simien ou secrétaire venait enregistrer nos bagages, et le dernier de nos colis était surveillé comme un écrin ; à Ubône, un de ces scribes, aposté à notre insu dans notre salle à manger, prenait note des mets qui paraissaient nous plaire pour en informer le roi. Dans l’une de nos excursions, un char ayant versé, une boîte d’épingles s’ouvrit, et le contenu se répandit dans le sable. Il fallut attendre que la dernière épingle fût retrouvée.

Je n’ai pas à faire ici la fastidieuse énumération de toutes les stations de notre route. Nous naviguions pendant la plus grande partie du jour, et nous couchions le soir dans nos pirogues ou dans une case de bambous. Ce n’était plus que pour l’acquit de ma conscience que, sortant parfois de ma barque, j’allais visiter dans quelques villages de la rive les belles choses que me signalait avec enthousiasme le chef de mes rameurs. La curiosité, si souvent déçue, se mourait en moi faute d’alimens. Les pagodes, — il n’y a pas d’autres monumens, — se ressemblent toutes par la construction générale et le mode de décoration. Elles sont faites de briques et de