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Nous ne tardons pas à rencontrer la forêt, mais triste et rabougrie, ressemblant à une sorte de bois-taillis coupé par d’immenses clairières le plus souvent incultes. Les racines qui vont chercher dans la terre des sucs vivifians subissent dans toute cette zone l’action corrosive du sel ; les troncs sont chétifs, les branches noueuses. Il n’y a plus d’ailleurs trace de verdure, tout est aride, desséché, brûlé ; une couche épaisse de poussière blanche recouvre jusqu’aux feuilles des arbres ; les éléphans, qui d’ordinaire se nourrissent tout en marchant, ne glanent plus que de loin en loin quelque liane encore verdoyante ou quelque racine enfouie qu’ils déterrent avec le pied. C’est un temps d’abstinence pour la nature entière, qui semble regretter les pluies. Quelques arbres clair-semés, véritables buissons ardens, se couvrent de fleurs flamboyantes comme les feuilles d’un métal rougi au feu ; les branches sont convulsivement tordues.

Les corvées, qui ont l’avantage d’être fort économiques, présentent aussi un inconvénient sérieux : elles ne dépassent jamais les limites souvent très circonscrites de la province à laquelle elles appartiennent. Il faut donc, sur les frontières de chaque province nouvelle, changer d’hommes et d’animaux. C’est en vain qu’on s’efforcerait de lutter contre cet usage, source de grands retards, les porteurs déposeraient leurs fardeaux pour fuir dans les bois. En sortant du territoire d’Ubône, nous donnâmes congé aux corvéables du roi. M. de Lagrée, qui nous avait fait partout une réputation de générosité, la consolida en cette circonstance par une abondante distribution de fil de laiton. Les petits mandarins qui nous accompagnaient nous prièrent de leur remettre en bloc notre cadeau, qu’ils s’engagèrent à distribuer eux-mêmes ou à faire distribuer par le roi. La foule des malheureux porteurs parut très satisfaite de voir M. de Lagrée repousser ce conseil perfide. Tout en tenant compte du grade de chacun, nous opérâmes un partage démocratique. Les mandarins dévoraient leur rage ; c’était environ 100 fr. qu’ils perdaient d’illégitime profit. Quant au petit personnage qui avait pour mission spéciale de veiller pendant la route à nos besoins personnels, il se tira d’affaire autrement. Il mit tout simplement dans sa poche l’argent que nous lui avions donné pour acheter des vivres dans les différens villages où nous nous étions arrêtés. Les vivres nous ayant été fournis, nous avions dû ignorer qu’il les exigeait gratis sous forme de cadeaux. D’ailleurs c’est l’usage, toujours l’usage ; que répondre à cela ? Le métier de réformateur devient vite fatigant. Ailleurs les coutumes tempèrent les rigueurs de la loi ; ici, au Laos, il faudrait des lois pour atténuer la barbarie des coutumes.

Les chemins où peuvent passer les chars sont fort rares, et ne s’étendent qu’à une faible distance des centres principaux ; nous