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qu’une dizaine de maires, hommes considérables et en possession d’une estime justement méritée, ont cru devoir donner leur démission, parce que le titre de candidat officiel les a fait tristement échouer dans les villes qu’ils administrent. Si les investigations pouvaient être poussées plus loin, on verrait que les chances de l’opposition grandissent dans les centres où la population est agglomérée ; ainsi elle a triomphé non-seulement dans les 13 villes de la Côte-d’Or, mais presque dans tous les chefs-lieux de cantons ruraux de ce département. Et combien d’autres symptômes à noter ! A l’approche des élections, nombre de conseils municipaux provoquent des mesures pour empêcher que les salariés de la mairie soient employés à la distribution des bulletins. Des sacrifices considérables sont faits de tous côtés pour la création de journaux, et cette presse éclose en vue de la lutte met en évidence des hommes de talent et d’avenir. Un immense besoin d’éducation politique se révèle par une véritable avidité pour tout ce qui est discours, controverse, profession de foi. Les assemblées électorales sont multipliées à l’infini : on en compte 218 à Paris pendant les quinze jours de tolérance que la loi accorde avant le scrutin. On voit des citoyens de toute classe prendre rang et stationner pendant des heures dans la rue pour assister aux réunions publiques ; on sollicite comme une faveur les lettres d’invitation pour les réunions privées. Dans les campagnes, ce n’est pas seulement la curiosité qui attire l’affluence : les orateurs qui parlent sérieusement des affaires du pays s’étonnent de trouver chez des paysans, trop souvent illettrés, une intelligence éveillée, une sorte d’intuition des grands intérêts sociaux. Le fait le plus surprenant peut-être aux yeux de ceux qui connaissent la vie provinciale dans ses réalités, c’est de voir dans tant de villes les notables de la bourgeoisie, de cette classe calme et réservée depuis dix-huit ans jusqu’à l’atonie, se mettre en avant au risque de leur tranquillité et de leurs intérêts, former les comités électoraux, donner l’exemple du devoir civique. Pour tout dire en un mot, la France, dont l’engourdissement politique étonnait l’Europe, est devenue tout à coup et est encore le pays où la vie publique est le plus animée.

L’explication du phénomène ressort de tout ce qui précède. Le suffrage universel, dont nous avons vu éclore le germe, dont nous avons suivi l’enfance timide et comprimée, a pris de l’âge, il cherche à s’émanciper, et commence d’agir par lui-même dans les données de sa nature ; il est déjà une force et une volonté, il sera bientôt une intelligence. Il n’y a pas à dire que le grand mouvement auquel nous assistons est factice. Ce qui frappe le plus les observateurs au contraire, c’est de voir le suffrage universel se dégager