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circonscription, des présidens ou vice-présidens au choix de l’autorité restaient dépositaires des urnes : ils étaient censés recevoir à domicile, sans aucune espèce de contrôle, les bulletins qu’on aurait dû leur apporter, et de telle sorte, dit M. Bourdeau, que quoique personne n’eût voté, les boîtes se trouvaient remplies de bulletins frauduleusement introduits. C’est ainsi, et particulièrement pour les cantons, ruraux, que les deux tiers des électeurs de la France furent nommés à vie[1]. Des listes de fantaisie, dressées au nom de ces électeurs imaginaires, étaient envoyées au sénat, qui choisissait ou plutôt laissait choisir les députés par quelque agent du pouvoir.

Vint la restauration. En attendant qu’une loi électorale fût édifiée sur les bases posées dans la charte, on appropria tant bien que mal les pratiques de l’empire aux convenances de la situation nouvelle. L’élection à deux degrés fut maintenue, mais les collèges d’arrondissement et de département, au lieu de désigner des candidats au choix de la chambre haute, furent admis à nommer directement leurs députés. Ce système, qui avait fourni les muets de l’empire, donna, sous d’autres influences, cette chambre de 1815 dont l’exaltation royaliste devint si gênante pour le roi lui-même, que Louis XVIII inventa pour elle le nom d’introuvable. En 1816 seulement, on fit entrer dans la loi les principes de la charte. Le projet du gouvernement n’accordait le droit de suffrage qu’aux propriétaires fonciers, payant au moins 300 francs d’impôts directs.

Dans le cours de la discussion, la plus large extension du suffrage, le suffrage universel même, fut très énergiquement réclamé. Et par qui ? Par l’extrême droite des deux chambres, par ces ultraroyalistes qui ne concevaient pas la restauration de la monarchie sans le rétablissement des privilèges abolis. Ce sont MM. de Polignac, de Marcellus, de Fitz-James, de Montmorency et vingt autres du même rang qui dénoncent la loi proposée comme « funeste, anti-monarchique, anti-sociale, anti-populaire, » comme « destructive de la démocratie, à laquelle on va substituer, disent-ils, une féodalité bourgeoise. » M. de La Bourdonnais s’écrie : « Ce sont tous les citoyens que vous dégradez ; c’est la population tout entière que vous courbez, que vous prosternez devant le veau d’or, devant l’aristocratie des richesses, la plus dure, la plus insolente des aristocraties. » Et à la chambre des pairs le marquis de Raigecourt, le duc d’Uzès : « Vous livrez la patrie à de nouvelles convulsions, vous la précipitez dans l’abîme ! » Tant de craintes et tant de fureurs parce qu’on va restreindre le droit de suffrage dans une élite de propriétaires les plus riches et les plus éclairés ! Le secret

  1. Moniteur de 1816, p. 1,424.l