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— Après tout, dira-t-on, à qui cela fait-il mal ? Nous avons le plaisir de l’illusion toujours changeante et toujours riante. A qui cela nuit-il ?

Je dirais volontiers que cela nuit d’abord au carton qui se croit de granit, puisque tout le monde le lui dit. Il se regarde comme ferme et inébranlable ; la décoration vise à être un monument. Cela nuit ensuite à ceux qui, pensant loger dans une maison bâtie à chaux et à ciment, logent dans un appentis de bois peint en marbre et en bronze. Ils ne songent à faire aucune réparation, persuadés que tout est solide, et même si quelques personnes parlent d’en faire, elles sont traitées de gens défians et de mauvais esprits. En France, nos révolutions successives viennent en grande partie de ce que la veille tout le monde les déclarait impossibles, et que le lendemain tout le monde les déclare nécessaires et irrévocables.

Cela nuit enfin, pour dire toute notre pensée, à quelque chose d’excellent dans la vie de l’homme et dans la vie des peuples : cela nuit au provisoire, l’une des grandes ressources de ce monde. Un bon provisoire qui n’a point la prétention d’être un système éternel, qui se contente d’être expédient de chaque jour, a toute sorte d’efficacités mystérieuses. Il n’effraie, il n’irrite, il ne désespère personne ; il laisse visiblement aux affaires humaines leur caractère d’incertitude, et oblige par là tout le monde à se rendre compte du véritable état des choses et à modérer d’après la nécessité ses passions de haine ou d’attachement. Si au contraire on veut faire d’un provisoire très opportun un définitif majestueux et orgueilleux, si on érige à-propos en droit et l’occasion en durée, on perd tous les avantages de l’à-propos et on ne conquiert pas les avantages du droit. « Nous greffons ainsi, dit très bien M. Guizot, des systèmes fixes sur des faits passagers, et nous nous créons à nous-mêmes d’énormes embarras en nous imposant l’obligation, prochaine peut-être, de mettre d’accord les idées contradictoires ou de soutenir indéfiniment les idées transitoires que nous avons imprudemment élevées au rang de lois fondamentales et de politique permanente de l’état. »

Comment résoudre cette difficulté que créent aux nations des dictatures qu’elles font ou qu’elles acceptent ? Quand la dictature a eu le bon esprit de garder son caractère essentiellement temporaire, l’abdication arrive comme dénoûment, et c’est le meilleur ; il se prête aux changemens qui se font nécessairement dans les circonstances et dans les esprits ; il ménage au dictateur une bonne sortie. On peut dire, il est vrai, que ce dénoûment n’est propre qu’aux temps et aux mœurs héroïques, et qu’à moins de se faire moine comme Charles-Quint et de s’ennuyer du silence après s’être ennuyé du bruit, on ne voit pas trop ce que peut devenir un