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malheurs, ou bien avec un peuple plus habile à comprendre sa victoire et à la limiter ou moins prompt à croire qu’il est aussi facile de créer un gouvernement que de renverser un roi. Quand on regarde en arrière dans l’histoire, on est toujours effrayé du peu qu’il aurait fallu faire pour s’épargner un grand mal. Raison de plus quand la crise est encore en train, quand rien n’est encore passé dans l’irrévocable histoire, raison de plus pour considérer comment nos devanciers sont tombés dans le fossé, afin d’apprendre à le côtoyer nous-mêmes d’un pas habile et sûr. C’est cette étude des chutes d’autrefois que nous voulons faire rapidement en vue de la route à suivre aujourd’hui.


I

Dans l’admirable préface qu’il a mise en tête de ses Mélanges politiques de 1816 à 1828, qu’il vient de réimprimer, M. Guizot, avec cette force de généralisation qui est un des grands côtés de son génie oratoire et politique, rattache très justement la crise d’aujourd’hui sur le gouvernement personnel à nos crises anciennes, à la dissolution du corps législatif en 1814 par Napoléon Ier, aux débats de 1830 sous Charles X à propos de l’article 14 de la charte, aux controverses de 1848 sur la part de pouvoir qu’exerçait le roi Louis-Philippe, et il montre qu’en 1814, en 1830 et en 1848 c’est la même question qui s’est débattue, c’est le même droit que la France a revendiqué, tantôt avec raison, tantôt avec excès, de telle sorte que la plus grande erreur politique que puisse faire un gouvernement est de croire que la France aime surtout à ne point prendre la peine de se conduire elle-même. Si la France était sûre qu’elle sera toujours gouvernée par des anges qui ne se perdraient point par présomption, il serait possible que, par mollesse d’esprit et par frivolité de caractère, elle s’abandonnât aux facilités de vie que procure l’obéissance. Le malheur est que les meilleurs dictateurs ne peuvent pas rester longtemps bons.

La dictature n’est pas un gouvernement : c’est un expédient pour les gouvernemens, quels qu’ils soient, et un expédient nécessairement temporaire ; mais nous avons en France une maladie singulière : nous sommes le peuple qui a le plus d’instabilité dans son histoire politique depuis quatre-vingts ans, et qui dans ses doctrines supporte le moins aisément l’apparence de l’instabilité. Nous avons au plus haut degré la prétention de la suite et de la durée, n’en ayant pas le moins du monde la qualité. A peine avons-nous un gouvernement ou seulement un état politique quelconque, nous nous hâtons de lui donner des airs d’avenir et d’éternité. Nous bâtissons en carton et nous proclamons que nous bâtissons en granit.