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la force exercèrent le pouvoir avec la même faiblesse et périrent également par le fer. Leur mort est à la fois un châtiment, un supplice et un spectacle. Galba est égorgé sous les yeux d’une foule indifférente qui remplit le Forum et couvre les degrés des portiques et des temples. Othon s’exécute lui-même au milieu des prétoriens, ses complices, qui assistent impuissans au suicide. Vitellius est déchiré par la soldatesque, comme la victime engraissée pour le sacrifice est déchirée sur l’autel. Ces saturnales de l’usurpation semblent au premier coup d’œil un scandale inutile ; elles ont un sens profond cependant pour ceux qui cherchent à dégager les enseignemens de l’histoire ; elles sont les échelons nécessaires qui font descendre peu à peu le césarisme ; elles contribuent à dégoûter les hommes du culte politique pour un autre homme. La démonstration fournie par les règnes de Caligula, de Claude et de Néron était tellement violente qu’elle dépassait le but ; la surabondance de preuves devenait un excès et ressemblait à une exception. Il fallait des expériences plus modestes, rapides, répétées, au niveau de la raison et de l’humanité, pour extirper du cœur des Romains deux dogmes qu’on y avait glissés depuis près d’un siècle, la croyance à une race privilégiée, issue des dieux, égale aux dieux, retournant au ciel par l’apothéose, prédestinée à régner sur l’univers, et le respect de l’hérédité, directe ou adoptive, principe excellent dans un pays libre, insensé dans un pays soumis à des despotes, car l’hérédité n’est plus qu’une folie croissante, qu’il faut comparer à la vitesse acquise d’un corps précipité dans l’espace. Il était bon que le peuple fût guéri ou du moins refroidi par une série de césars improvisés, impuissans, méprisés, ridicules ; il était bon que le peuple apprit jusqu’où se ravalent des dieux fabriqués par la bassesse humaine et comment l’empire se dévore lui-même. Le fétichisme impérial, si soigneusement développé par Auguste et par Livie, ressemble au souffle d’un enfant qui se joue avec une bulle de savon, légère, transparente, fragile, et la soutient dans les airs. La bulle monte, descend, remonte encore et fait briller mille couleurs au soleil ; que l’enfant détourne la tête, elle crève aussitôt et tombe à terre. De même le peuple souffle sur de chétifs mortels, il les exalte jusqu’aux cieux par la force de son adoration ; mais dès qu’il retient son haleine, l’idole se fond, le hochet s’évanouit, et les honnêtes gens se reprennent à espérer le règne des lois, de la morale et du bon sens.


BEULE.