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dévoré tout l’empire. Cette façon de dévorer est cependant plus innocente que d’autres, familières aux despotes. Mieux vaut pour un pays être dévasté physiquement que d’être ruiné moralement, Les produits de la terre se renouvellent, les blés se dorent au printemps suivant, les raisins rougissent à l’automne, les forêts, les pâturages et la mer se repeuplent ; mais multiplier les expéditions chimériques, guerroyer à outrance, épuiser sur les champs de bataille des générations entières, décourager l’agriculture, attirer dans les villes où ils se corrompent les habitans des campagnes, favoriser les industries inutiles au détriment des métiers honnêtes et la spéculation aux dépens du commerce, accabler le présent d’impôts, l’avenir de dettes, pousser au luxe, qui a pour contre-partie inévitable la misère, accabler de mépris les honnêtes gens pour faire fleurir les audacieux et les coquins, flatter les passions basses, inspirer à un peuple le dégoût de ses devoirs et de la liberté, l’endormir dans une incurable mollesse, le livrer énervé, vicieux, avili, aux révolutions et aux usurpateurs, voilà bien des manières de dévorer qui sont plus funestes aux empires que l’appétit de Vitellius !

Le malheureux n’était pas seulement gourmand, il était famélique. Son estomac était livré à la faim comme à une maladie. Les médecins connaissent bien ce cas : ils l’appellent boulimie. Vitellius mangeait tout ce qu’il rencontrait sur sa route, sans choix, sans aversion, sans mesure. Célébrait-il un sacrifice, l’odeur des victimes brûlées sur l’autel l’excitait avec une telle violence qu’il se jetait sur la viande à peine grillée et sur les gâteaux à moitié cuits. Passait-il dans les rues de Rome, il ne pouvait s’empêcher d’arrêter sa litière devant les poêles à frire des marchands ambulans ou devant les mets froids, couverts de mouches et d’huile rance, qui ornaient la devanture des cabarets. Aussi les digestions pesantes le plongeaient-elles dans une torpeur voisine de la stupidité. Devant le péril le plus pressant, quand tout lui échappe, quand tout le trahit, quand tout le menace, Tacite nous le peint inerte et vautré sous les ombrages d’Aricie comme le porc dans sa fange. Semblable à l’animal immonde, il n’a pas conscience du sort qui l’attend : il n’aura de cris et d’efforts qu’au moment d’être égorgé.

Ce moment approchait, car l’anarchie militaire avait achevé de faire le tour du monde. Les légions de Mésie, d’Illyrie, de Syrie, d’Égypte, de Judée, qui jusque-là ne s’étaient pas insurgées, voulaient avoir leur tour et se précipiter sur l’Italie. Elles proclamèrent Vespasien, et la guerre civile recommença. Les armées permanentes absorbent si bien les soldats qu’ils cessent d’être des citoyens, tandis que les grands commandemens enivrent si vite les généraux