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trouée. Les prétoriens débandés ajoutent aux horreurs de la guerre civile les horreurs du brigandage. Rome est atteinte à son tour et livrée à la soldatesque. Les habitans obéissent avec effroi à ces hommes farouches, brunis par vingt campagnes, couverts de peaux de bêtes, rudes, arrogans, heurtant les passans ou les écartant à coups de javelines, mal assurés avec leurs lourdes sandales sur le pavé glissant de Rome et se vengeant de leurs chutes par des menaces ou par des coups. Les maisons sont envahies, les provisions dilapidées, les réquisitions multipliées. A la suite des hordes régulières, les malfaiteurs et les aventuriers affluent. L’épidémie arrive à son tour ; elle décime les troupes qui campées au pied du Vatican boivent avec excès l’eau malsaine du Tibre ; elle gagne les habitans ; le deuil, la désolation, s’ajoutent à la terreur.

Pendant ce temps, que devient le nouvel empereur ? Qui s’en inquiète, qui l’appelle ? Lui-même songe-t-il à inaugurer à Rome un pouvoir qu’il n’a ni désiré ni prévu ? Vitellius, attardé par une série de festins, n’arriverait jamais, si une troisième armée ne s’était formée autour de lui. Ce sont les alliés gaulois et bataves, qui veulent avoir leur part du butin. Ils le poussent et se tournent vers l’Italie comme un troisième tourbillon. L’heureux césar s’oublierait volontiers à Lyon, où Junius Blésus l’a équipé, traité, gorgé ; la nouvelle de la victoire enflamme ses compagnons, qui le forcent à partir. Pour éviter les fatigues de la marche, il voyage sur des barques tendues de voiles de pourpre et couvertes de fleurs ; mollement couché, il digère et descend le Rhône à petites journées, multipliant les haltes, parce qu’à chacune les villes et les bourgs ont préparé de somptueuses réceptions. Les fêtes recommencent dans le nord de l’Italie et le retiennent si bien que ce n’est que quarante jours après la bataille qu’il arrive à Bédriac. Le mot qu’on lui prête est atroce : « l’ennemi mort sent toujours bon, mais le citoyen mort a une odeur encore plus agréable. » Vitellius n’était ni martial ni cruel : il connaissait plutôt l’odeur de la cuisine que celle de l’ennemi. Si ces paroles sont vraies, il ne faut y voir que le propos d’un ivrogne. Suétone raconte en effet que les miasmes pestilentiels de tant de cadavres en décomposition forcèrent l’empereur à boite beaucoup de vin, et qu’il fit boire, par hygiène, toute sa suite.

Rien n’égalait d’ailleurs l’incurie de cette grossière nature. Empereur malgré lui, il oubliait ses dangers comme ses devoirs. Il s’arrêtait à chaque municipe, à chaque villa. Les pays qu’il traversait avec la lenteur du crocodile qui cherche sa proie dans la vase se ruinaient pour satisfaire ses appétits et ceux de ses compagnons. Les routes étaient couvertes de chariots et de bêtes de somme apportant les vivres les plus exquis et les poissons de l’une et l’autre mer. On célébrait des jeux, on construisait à la hâte des