Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 82.djvu/357

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que les légions d’Illyrie seraient arrivées trop tard ou se seraient laissé entraîner contre les prétoriens exécrés et battus, que l’Italie restait impassible, qu’Othon n’avait ni un général capable de se faire obéir, ni un soldat capable de supporter une campagne, qu’il était plus inexpérimenté que personne, qu’il s’était abandonné lui-même, qu’il ne comptait plus sur sa cause, qui était mauvaise, ridicule, et qu’il avait le premier trahie. Les fanfaronnades de ses gardes ne lui font point illusion : quelques-uns se tueront sur son bûcher, ils le jurent ; pas un ne lui montre le salut. Tout se borne à des protestations. En vain il attend une nuit, puis un jour, puis une nuit encore. Comme le joueur aux abois, il compte sur quelque retour imprévu et immérité de la fortune ; mais la fortune n’aime ni les lâches ni les vaincus. Déjà paraissent sur les hauteurs voisines les éclaireurs de Valens et de Cécina ; déjà l’on entend, quand la brise souffle de ce côté, les trompettes des vitelliens triomphans. La mort s’approche, pleine de honte et d’insultes ; la fuite ne la rendrait pas moins certaine, puisque l’univers appartient à Vitellius, elle la rendrait seulement plus cruelle. Il est temps de saisir le poignard libérateur.

Quant au mot emphatique qu’on prête à Othon, il est possible qu’il l’ait prononcé ; mais il nous touche peu. Ce n’est qu’un mot vide de sens, contraire à la vérité, dérisoire dans la situation de celui qui le prononçait. « Mieux vaut qu’un seul meure pour tous que tous pour un seul. » Eh quoi ! tous ceux qui voulaient mourir pour un empereur de rencontre n’étaient-ils pas déjà morts ? Qui donc s’offrait encore ? Ce beau dévoûment à l’humanité éclate bien tard, lorsque les cadavres sont entassés jusqu’à hauteur d’homme dans, les plaines de Bédriac et pourrissent pour charmer l’odorat de Vitellius. Un mourant, quand il est prince, réussit trop souvent à duper la postérité par une habile mise en scène ; la postérité n’a pas d’excuse lorsqu’elle est la dupe d’une parole pompeuse ou d’un mensonge. Othon a cependant attendri les historiens, il s’est fait pardonner sa vie à cause de sa mort. L’adolescent souillé, le débauché infâme, le corrupteur de Néron, le marchand de Poppée, le complaisant de Galba, l’assassin de Pison, devient une figure sympathique, séduisante, glorieuse. Il a acheté les prétoriens, inauguré une ère de discorde politique et d’anarchie militaire, attiré sur l’Italie les légions qui devaient défendre les frontières, appris aux barbares le chemin de Rome, fait couler des torrens de sang, à l’abri lui-même loin de la bataille… Qu’importe ? il s’est donné un bon coup et a fait un bon mot : l’humanité l’absout, Plutarque le fait grand.

Nous ne souscrirons pas à cet arrêt puéril : l’histoire peut consacrer les faits, elle ne consacre point les jugemens fragiles des hommes. Toutes les causes peuvent être instruites de nouveau par