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avec leurs époux et leurs pères ; mais les épicuriens eux-mêmes savaient trancher leur vie avec autant d’insouciance que s’ils coupaient sur sa tige une rose de Pœstum. Je n’en citerai qu’un exemple sous chacun des trois derniers règnes. Sous Claude, le riche Valérius Asiaticus se tue pour céder à Messaline la villa magnifique qui avait appartenu à Lucullus : au moment de se frapper, il reconnaît que la flamme du bûcher peut nuire à ses beaux arbres ; il fait démolir la pile de bois, la reconstruit plus loin, et, quand ces précautions sont bien prises, il meurt. Sous Néron, Pétrone, le plus dissolu et le plus licencieux personnage de la cour, quitte la vie comme il convient au grand-maître des plaisirs. Il rassemble ses amis les plus chers, les femmes les plus belles, s’entoure de parfums et de fleurs, prend un bain, s’ouvre les veines, les referme, disserte spirituellement, se met à table, dort, se fait saigner et panser à quatre et cinq reprises, jusqu’à ce qu’un affaiblissement doux le conduise au repos éternel. Sous Othon enfin, l’infâme Tigellinus succombe écrasé par l’indignation publique. Il appelle ses concubines et ses compagnons de débauche, il veut présider à une dernière et gigantesque orgie avant de prendre un rasoir pour se couper la gorge. Othon n’a donc aucun mérite à imiter d’innombrables exemples ; il a été élevé dans l’idée du suicide ; il se conforme à la mode de son temps ; il n’est pas plus un héros que les raffinés d’honneur du XVIe siècle, qui dégainaient pour un mot et s’enferraient pour un regard.

Ses partisans, qui l’ont laissé succomber, ont composé une légende qui leur servait d’excuse. Ils ont fait de lui un Décius s’immolant pour la patrie. « Othon, disaient-ils, pouvait continuer la guerre. Quelques milliers de prétoriens l’entouraient encore. Les fuyards se seraient ralliés. Des renforts seraient venus de Mésie et d’Illyrie. Il a repoussé tous les plans, répétant qu’il « valait mieux qu’un seul mourût pour tous que tous pour un seul. » Dans sa prévoyante sollicitude, il n’a différé son trépas que pour protéger les sénateurs, les secrétaires, les affranchis qui l’avaient accompagné à Brixellum, qu’il renvoyait à Rome, et que les soldats voulaient poursuivre comme traîtres. C’est pour eux qu’il a consenti à vivre une nuit de plus, quand le poignard était déjà choisi et posé sous son oreiller. Ce n’est qu’à l’aurore du second jour qui a suivi la défaite que le sacrifice a été consommé. » Il serait facile de récuser des témoins qui avaient abandonné leur maître les uns après les autres au lieu de l’emmener de force avec eux, ou qui étaient restés spectateurs de son martyre, quand il suffisait d’arracher de ses mains l’arme qu’il était prêt à se laisser arracher. Un instant de réflexion suffit pour montrer qu’Othon était perdu, que les deux armées du Rhin allaient tout rallier par l’effet moral de la victoire,