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coupes d’or (parfois de plus remplies de doublons) qui lui avaient servi pendant le repas. Cette fois, pendant la « croisade » contre Jagello, deux tables d’honneur furent successivement dressées, et le nombre des convives porté exceptionnellement jusqu’à quinze, si grand avait été l’empressement des « frères allemands » à venir secourir l’ordre dans sa détresse extrême. Malgré ces préparatifs extraordinaires, l’expédition échoua misérablement. Jagello se défendit avec vigueur, et eut la joie de voir les chevaliers regagner Marienbourg après trois semaines de dévastations cruelles dans ce malheureux pays. Le fils d’Olgerd ne se flatta point d’en avoir ainsi fini pour toujours avec l’ordre, — toute sa vie devait encore se passer en luttes sanglantes avec cet ennemi implacable ; — mais il eut un moment de répit, et il s’empressa de s’acheminer à son tour vers Cracovie, où l’avaient déjà précédé tant de négociateurs ; il eut même la bonhomie ou la malice d’inviter le grand-maître de l’ordre à venir assister à son baptême dans la capitale de la Pologne, à lui servir de parrain. Il va sans dire que le grand-maître Zollner de Rotenstein refusa de sanctionner par sa présence « l’acte de profanation » qu’il ne lui fut plus donné d’empêcher.

A Cracovie, pendant tout ce temps, s’étaient passées des scènes étranges, et, chose bizarre, la grande combinaison dont dépendait le salut de tant de peuples avait failli un moment se briser contre l’obstacle que lui opposait un frêle amour d’enfant ! Il est vrai que l’enfant était une reine, une orpheline de quatorze ans, enthousiaste, passionnée, qui défendait les droits de son cœur et la sainteté d’une promesse contre les exigences impitoyables de la raison d’état. D’origine à la fois polonaise et française (Piast et Anjou), née en Hongrie, élevée à la cour de Vienne, la reine Hedvige n’habitait la Pologne que depuis un an ; elle y était sous la tutelle des grands seigneurs du royaume et notamment de Dobieslaw, castellan de Cracovie et « maire du château. » D’une beauté remarquable et que célèbrent à l’envi tous les contemporains, d’une piété fervente, nature ardente et énergique, la fille du roi Louis n’éprouvait que de l’horreur pour l’union projetée avec un païen, un barbare, un sauvage, le meurtrier d’un oncle et d’un bienfaiteur, un homme que les Allemands ne manquaient pas de dire d’un extérieur repoussant, hideux, « tout velu. » Jagello avait beau envoyer à Cracovie des preuves et des témoignages qui le disculpaient de la mort de Keystut (c’était, il paraît, un chevalier teutonique qui avait étranglé le vieux héros dans la prison de Krewa), les hauts dignitaires de la couronne avaient beau représenter à la « petite reine » les avantages politiques immenses de cette union, et les évêques, — « le perfide archevêque de Gnesen surtout, » ainsi que s’exprime le chroniqueur allemand, — lui parler du mérite, de la gloire insigne