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deux grandes fêtes de la sainte Vierge, — arrivaient à Marienbourg les fils nobles de tous les pays de la chrétienté avec des cadeaux et offrandes pour le vaillant ordre ; ils s’y faisaient armer chevaliers, échangeaient deux ou trois coups de lance avec les « Sarrasins du nord, » et s’en retournaient ensuite conter aux belles damoiselles leurs prouesses de quelques jours. Parfois même un minnesänger obséquieux, qui avait suivi le jeune seigneur sur les champs des « Sarrasins, » mettait en strophes cadencées les hauts faits du maître ; Peter Suchenwirt, le poète déjà mentionné, avait ainsi accompagné le duc Albert d’Autriche dans sa courte « croisade » au nord, et chanté ensuite la défaite des Lithuaniens, que le duc amena « liés comme une meute de chasse[1]. » Ces combats de parade, ces splendides mises en scène, propageaient la gloire, remplissaient les coffres et servaient les desseins de l’ordre, — ordre étrange, et qui déjà porte dans ses flancs la Prusse triomphante de nos jours ! Il l’annonce en effet, et dès le XIVe siècle il la préétablit par une organisation toute militaire et un génie bureaucratique comme n’en connut point l’Europe, par son esprit économe aussi, enfin et surtout par une politique sans scrupule et sans vergogne. Institué et doté en 1230 sur la frontière de Mazovie par le duc Conrad avec la mission de défendre la Pologne contre les incursions lithuaniennes et de propager le christianisme au-delà du Niémen, l’ordre teutonique n’eut rien de plus pressé que de tourner contre la Pologne elle-même les armes qu’il tenait d’elle, et de lui arracher ses possessions de la Baltique dans une suite de guerres sanglantes et toujours renaissantes. Quant à la Lithuanie, les chevaliers la combattaient avec bien moins d’acharnement ; ils lui faisaient la guerre à de très longs intervalles, méthodiquement, posément, sans beaucoup la presser, évitant surtout de trop l’exaspérer, — car le désespoir pouvait bien la jeter dans les bras du christianisme, et alors l’ordre perdait toute raison d’être. C’en était fait alors des dotations immenses qui affluaient de tous les pays de l’Europe, des « croisades » si lucratives aux deux fêtes annuelles de la sainte Vierge ; c’en était fait surtout du riant espoir de posséder un jour les terres de Gédimin en nue propriété ! Aussi les chevaliers voyaient-ils avec un déplaisir extrême ces moines franciscains qui s’en allaient, parmi les adorateurs de Perkunos, prêcher l’Évangile et chercher le martyre : ils les dénonçaient même à l’occasion aux

  1. So führt man sie gebunden
    Gleich den jagenden Hunden.
    Suchenwirt, Werke, p. 12, éd. Primisser. — Le récent historien allemand, M. Julius Caro, est forcé d’avouer (t. III, p. 72) que les fameuses « croisades » des chevaliers dans les pays lithuaniens n’étaient au fond que « des parties de plaisir ; de magnifiques parties de chasse (eine belustigende Gevohnheit, eine ausgezeichnete Jagd). »