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semences sanglantes de leur martyre, et derrière le « filet vert » qui, dans les chapelles des princesses slaves, aux châteaux de Wilno et de Troki, séparait les femmes païennes du sanctuaire, plus d’un cœur adressait des prières clandestines au dieu crucifié. D’ailleurs des esprits aussi intelligens que l’étaient la plupart des souverains de la Lithuanie ne furent pas sans s’apercevoir que leur pays ne saurait longtemps échapper à la foi nouvelle : un fleuve seulement, le Niémen, séparait ce pays de tout l’univers, et l’univers adorait le Verbe ! « De l’autre côté du fleuve, comme s’exprime le poète, se dressait toujours le signe du rédempteur, haut, ferme, la tête couverte de nuages, et les bras étendus, menaçans. » Déjà au commencement du siècle précédent, un grand-duc, Mindowé, avait voulu embrasser le christianisme : la rapacité de l’ordre teutonique empêcha seule alors la conversion dès cette époque possible des enfans de Perkunos. Depuis, plus d’un parmi les successeurs de Mindowé s’était arrêté à la même pensée, et il n’est pas jusqu’à Olgerd qui n’ait eu pendant son long règne des velléités semblables. Certes les deux fils de Gédimin étaient dignes d’entreprendre cette œuvre grande et salutaire, d’inaugurer sur le Niémen la nouvelle ère et le Nouveau-Testament ! « D’eux ou de certains princes baptisés, leurs contemporains, dit un historien allemand[1]. Il est encore permis de se demander lesquels avaient l’âme plus chrétienne ! » On aimerait surtout à se figurer le prince de Troki unissant ainsi l’éclat du confesseur à celui du chevalier, ajoutant à tant de « folies » généreuses de sa vie héroïque la dernière et sainte folie de la croix. Il méritait bien, ce Keystut, qui « avant toute chose aimait la gloire et la vérité, » d’aimer aussi la vérité de l’Évangile et d’attacher à son nom la gloire impérissable de premier prince chrétien de la lithuanie convertie. Cette gloire, toutefois, il ne devait point l’atteindre ; « cette couronne, — pour parler avec le prophète de la Bible, — elle fut ôtée de sa tête et donnée à un autre moins digne que lui… « Il est aussi ingénieux que profond, cet enseignement douloureux que l’épopée immortelle d’Homère nous a légué dans ses deux héros, dont l’un, beau, loyal et magnanime, périt loin des siens, sur la plage étrangère, d’un trait caché et perfide, — dont l’autre, rusé, astucieux et cruel, finit par s’emparer d’Ilion et par revoir Ithaque. Hélas ! plus d’une époque de l’humanité, plus d’une grande évolution historique a eu ainsi son Achille et son Ulysse, son Marc-Aurèle et son Constantin, son saint Louis et son Louis XI, et de même l’auréole chrétienne qu’un Keystut avait laissée passer’ au-dessus de sa tête, c’est au front d’un Jagello qu’elle est venue s’attacher.

  1. Julius Caro, Geschichte Polen’s, t. II, ubi supra.