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fuse, assez bariolée ; elle vient de tous les camps et a toute sorte de drapeaux ; elle compte des hommes nouveaux assez inconnus encore à côté de ceux qui ont déjà donné la mesure de leurs opinions ou de leur talent. Il s’agit maintenant de mettre de l’ordre dans cette armée. Si l’opposition nouvelle du corps législatif borne son ambition à jouer un rôle tout négatif, à faire la guerre pour la guerre, à harceler des ministres ou le régime lui-même, rien n’est plus facile, comme aussi rien ne serait plus stérile et peut-être plus dangereux, puisque ce serait donner un prétexte aux temporisations du gouvernement. On multipliera les discours, on fera des protestations, on agitera des programmes indéfinis, on lèvera le drapeau des irréconciliables, on soulèvera des orages, et à quoi cela conduira-t-il ? Qu’auront gagné en définitive les libertés publiques ? quelle satisfaction, quel progrès trouvera le pays dans ces tumultes de parole ? Si l’opposition a la juste et patriotique ambition de jouer un rôle actif dans les affaires, d’exercer une influence pratique, il faut de toute nécessité qu’elle en prenne les moyens, et la première condition pour agir efficacement, c’est de combiner les efforts, de se rapprocher de la réalité, de concentrer la lutte en un mot sur ce qui est possible. Ce qui est possible aujourd’hui, ce qui est essentiel, c’est de diriger et d’éclairer sans cesse ce sentiment vague d’une vie nouvelle qui se réveille avec une si énergique puissance, c’est moins d’agiter des questions d’histoire ou de gouvernement que de soutenir le pays dans le pacifique apprentissage de ces mœurs libres dont il a l’instinct sans faire toujours ce qu’il faut pour se les approprier.

Qu’on y prenne bien garde, le suffrage universel, en élargissant le cadre politique, en y faisant entrer soudainement 10 millions d’hommes, a singulièrement changé toutes les conditions de notre existence, et il a créé des problèmes bien autrement graves que de simples questions de forme gouvernementale ou de mécanisme constitutionnel. Il fait notamment une nécessité impérieuse de l’éducation, sans laquelle la liberté n’est qu’une fiction exploitée par tous ceux qui sauront jouer de cet instrument. On vient de le voir par l’étrange procès de ce brave instituteur d’un petit village de Saône-et-Loire, qui supprimait tout bonnement dans l’urne confiée à ses soins les bulletins du candidat de l’opposition, et mettait à la place les bulletins du candidat officiel. Il croyait bien faire, cet homme simple, il se figurait que sa commune serait déshonorée, si elle ne donnait pas l’unanimité au protégé du gouvernement. Qu’il ait été acquitté, ce n’est pas un grand mal. On a vu dans cet incident un abus de la pression administrative s’exerçant en faveur des candidatures officielles, et certainement l’abus est grave. Nous nous élevons un peu plus haut, et nous nous disons que dans plus de vingt mille communes de France les choses se passent à peu près ainsi ou pourraient se passer ainsi. Et qu’on ne dise pas que c’est pour l’empire que ce malheureux instituteur a violé l’urne électorale ; il la violerait tout aussi bien