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d’achevé » que donne à une vie d’héroïsme une mort émouvante et tragique ! On est quelque peu étonné de trouver un historien polonais, un poète, aussi sévère pour le prince de Troki, qui fut bien le Saladin de ces « Sarrasins du nord. » — « Il fut, nous dit-il, le zélateur tardif d’une religion écroulée, de cette religion de la chevalerie, jadis puissante, mais qui alors allait déjà en s’affaiblissant et était destinée à périr. » Soit ; mais toute croyance, toute foi, tout grand mouvement d’idées a ainsi eu ses tard-venus comme ses précurseurs, et parfois les uns ne sont pas moins respectables et moins touchans que les autres. L’historien polonais est-il bien sûr que le peuple qu’il aimait tant, le peuple polonais, ne soit, lui aussi et par quelque côté, le Keystut du XIXe siècle, le zélateur tardif d’une grande foi qui s’écroule, — la foi aux causes justes, au dévoûment, au sacrifice ?… Pardonnons à un enfant des forêts vierges d’avoir, dans une époque encore si rapprochée des Godefroy et des Cœur de Lion, cru un peu follement à cette religion de l’honneur qui a fait des miracles dans les siècles de foi, et qui plus tard même, alors qu’elle ne fut plus qu’une superstition, a bien mérité encore de la noblesse et de la dignité humaines !…

Ce qui est vrai, et ce que démontre supérieurement l’auteur de Hedvige et Jagellon, c’est que ni l’esprit chevaleresque de Keystut, ni même l’esprit politique d’Olgerd ne pouvaient, au XIVe siècle, préserver le royaume de Gédimin d’une ruine prochaine et fatale. Déjà l’existence de ce royaume devenait de plus en plus précaire à mesure que grandissaient les états voisins. Serré de tous côtés par les Polonais, les chevaliers teutoniques, les Moscovites et les Tatares, « l’arc toujours tendu vers les quatre coins du ciel à la fois, » le peuple peu nombreux des Lithuaniens portait, au milieu même de la fortune prodigieuse que lui avait créée une série remarquable de princes intelligens et despotiques, le vague sentiment de sa fin. La question poignante des tribus indigènes de l’Amérique, la question d’émigrer, de chercher une nouvelle patrie, une terre moins disputée, les habitans de la numa se la posaient plus d’une fois au moment des grandes crises, et il n’est pas jusqu’à leurs triomphes, jusqu’à leurs conquêtes éclatantes qui n’aient eu quelque chose de cette activité fiévreuse que donne une gageure contre l’impossible. Le mal du dedans toutefois était bien plus grand encore que celui du dehors. L’aspect brillant du grand-duché au XIVe siècle, les vertus et les exploits d’un Olgerd et d’un Keystut ne doivent pas nous faire illusion sur la condition morale du pays, sur le déplorable état dans lequel il se trouvait à l’intérieur. Cet état, il était basé sur la polygamie et l’esclavage, les deux éternels fléaux de toute société païenne. Il est inutile de parler de la polygamie : on en connaît les