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des chefs n’ayant plus la conscience nette ni l’entière liberté d’action. Aux hommes qui voulaient diriger le mouvement révolutionnaire succèdent ceux qu’il entraîne aux dernières extrémités. Alors on jette pêle-mêle sous la hache du bourreau les ennemis malgré leur faiblesse, les amis malgré leur dévoûment, Vergniaud, Condorcet, Camille Desmoulins, Danton, Mme Roland, après Louis XVI et Marie-Antoinette. Encore et toujours la fatalité, que l’historien doit comprendre et expliquer ; mais cela le dispense-t-il de la déplorer, de regretter amèrement que les passions aient à ce point triomphé des idées et des volontés ? La fatalité, quand elle n’est pas contraire à l’ordre moral, peut être saluée comme une bonne fortune pour le triomphe de la justice. Toute fatalité qui blesse au contraire les lois de la conscience a ceci de désastreux, qu’elle énerve la vertu de la révolution la plus légitime en principe, et en compromet les résultats. On l’a bien vu quand la nôtre, perdant dans les excès de la terreur le meilleur de son génie, son humanité, sa conscience du droit, son profond désintéressement national, est tombée, de violences en violences, sous les pieds d’une dictature militaire. Est-ce là une œuvre bien faite et de tout point admirable ?

L’histoire universelle abonde en fatalités de cette espèce ; mais, si tout cela s’appelle la nécessité, rien de tout cela ne mérite le beau nom d’ordre. L’ordre se reconnaît à de tout autres caractères, à la vérité des principes, à la justice des actes, à la beauté et à la bonté des œuvres. Les œuvres de la nécessité n’ont rien de cette pureté et de cette noblesse, alors même qu’elles ont un effet bienfaisant. L’ordre, l’ordre moral s’entend, est la parfaite harmonie des moyens et de la fin. Quand la fatalité historique poursuit une fin heureuse et bonne, c’est en aveugle, comme la nature elle-même, dont elle fait partie. Non, la nécessité n’est pas l’ordre, pas plus que le destin n’est la Providence. Le vers de Lucain :

Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni,

restera éternellement vrai, parce qu’il est au fond l’expression de l’antithèse de la nécessité et de la conscience. Les deux puissances de l’histoire, la fatalité et la liberté, font chacune leur œuvre suivant leurs lois propres. La première obéit aux lois de la force, la seconde à celles de la conscience et de la raison. Aussi le droit et le fait ne peuvent-ils avoir une commune mesure. On peut admirer le génie triomphant par la force ; heureuse ou malheureuse, la vertu au service de la justice a toujours droit à la même estime. Voilà ce que l’optimisme absolu confond, et ce qu’il faut distinguer, si l’on veut rétablir l’entente entre la science et la conscience, en histoire et dans tout le domaine des sciences morales.


É. VACHEROT.