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nous en convenons, devient de plus en plus difficile à saisir et à manier. Pour le rôle d’un Alexandre, d’un César, d’un Charlemagne, d’un Cromwell, d’un Pierre le Grand, d’un Napoléon, il faut des peuples chez lesquels l’imagination domine l’intelligence, et qui aient plus d’instincts, de besoins, de préjugés, que de sentimens et de principes, car c’est en mettant en jeu des forces sans conscience et sans liberté que tous ces maîtres des peuples ont gouverné leur troupeau humain. De pareils personnages n’auront plus, dans un avenir plus ou moins prochain, d’occasions de jouer leur rôle glorieux ou sanglant, mais toujours mortel pour la vie morale des peuples qu’ils mènent. Se gouverner soi-même dans les temps ordinaires, se sauver soi-même dans les jours de crise, et cela par le concours de toutes les volontés individuelles, voilà le rôle d’une démocratie où chaque effort a son résultat, où chaque dévoûment a son utilité, où le citoyen le plus modeste peut se rendre la justice d’avoir non-seulement fait son devoir, mais accompli le bien dans sa sphère d’action. A chacun sa tâche : aux grands hommes, aux Périclès, aux Washington de cette démocratie, l’honneur d’être les ministres de la volonté générale ou les organes de la pensée commune ; à tout le reste, le mérite de contribuer, chacun pour sa part proportionnelle à ses talens, à l’œuvre de progrès ou de salut de la patrie. Au lieu donc de nous laisser aller à des pensées de découragement ou à des résolutions de sagesse contemplative, nous trouvons que jamais il n’y a eu plus de raisons d’espérer dans le triomphe des forces morales, dans la puissance politique et pratique de ceux qui les comprennent le mieux, c’est-à-dire des philosophes et des savans. En un mot, si l’histoire humaine de la planète a été jusqu’ici surtout le règne de la fatalité, l’avènement d’une démocratie éclairée tend à en faire de plus en plus le règne de la liberté.

Si contraire au sens commun que soit la thèse du fatalisme absolu, celle de l’optimisme sans réserve a quelque chose de plus révoltant encore pour la conscience humaine. C’est le mérite de la méthode moderne d’avoir soumis la succession des faits historiques à une sorte de déterminisme compatible avec la liberté des individus et des peuples, en montrant que l’ordre moral a ses lois de même que l’ordre physique. Il y a donc une large part à faire à la fatalité dans le drame de l’histoire ; mais, quand l’historien l’a reconnue et constatée, doit-il la saluer avec admiration et la proposer à l’estime et à la sympathie de la conscience ? Voilà le point sur lequel il importe de s’expliquer clairement. Quelques exemples feront mieux comprendre la question que des généralités philosophiques. La Grèce civilisée et républicaine passe, malgré l’éloquence de Démosthène, sous la domination de la Macédoine, barbare encore et monarchique. Tandis que l’ancienne école historique se borne à