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terroristes que les terroristes, nous alignons impitoyablement les supplices dans nos formules d’histoire. Ce qu’était la passion pour les hommes de la révolution, les formules le deviennent pour nous, des causes d’aveuglement et d’égarement. Sur quoi m’orienterai-je dans ce chaos ? Sur deux choses, la liberté et l’humanité. Il n’est pas d’autre étoile polaire. Qui y renonce marche dans les ténèbres[1]. »

Fatalisme absolu, optimisme sans réserve, tels sont les deux excès de la nouvelle méthode historique. La première doctrine n’est pas moins contredite en histoire qu’en psychologie par la conscience du genre humain. Non, il n’est pas vrai que l’homme ne reste point libre dans toutes les vicissitudes, dans toutes les crises de la vie publique. Fatalité des passions ou fatalité des idées, l’histoire perd son véritable caractère du moment que la liberté en a disparu ; elle devient une sorte de physique sociale. C’est l’élément personnel de l’histoire qui en fait la réalité. C’est ce même élément qui en fait aussi la beauté et le charme. Le mouvement des forces de la nature ou des idées de la logique a certes son intérêt pour la curiosité du savant et du philosophe ; il n’en a pas pour l’âme, qui cherche un drame dans l’histoire, et qui ne l’y trouve plus, si la liberté en est absente. Il en est de l’histoire comme de la vie ; elle n’est vraiment humaine que par la libre personnalité de ses acteurs, et elle n’est belle qu’autant qu’elle est humaine. A la place des âmes, mettez des forces ; au lieu des personnes, introduisez des machines, vous pouvez obtenir encore de puissans effets et un grand spectacle ; mais ce spectacle n’est rien en comparaison de celui que présente la lutte de l’âme humaine contre la fatalité intérieure des passions ou la fatalité extérieure des forces naturelles, lutte admirable, parfois sublime, qui a fait dire à un sage de l’antiquité qu’il n’est rien de plus beau sous le soleil.

Ce n’est pas seulement tout intérêt esthétique que le fatalisme enlève à l’histoire, c’est encore toute vertu morale. La doctrine de la nécessité a pour effet d’énerver le sens moral et l’initiative personnelle aussi bien dans la vie publique que dans la vie privée. Il ne faut pas se le dissimuler, cette école ne répond que trop aujourd’hui à un sentiment profond et général de nos sociétés actuelles, où l’expérience de tant d’événemens historiques contraires à la sagesse et à la conscience a glissé le doute dans les esprits et l’apathie dans les cœurs. Quand on voit, selon le mot vulgaire, le chapitre des incidens occuper une si grande place dans l’ordre des choses humaines, quand on voit l’imprévu venir à chaque instant déjouer les calculs de la raison ou tromper les espérances de la vertu, on est tout disposé à prêter l’oreille aux enseignemens qui ne font qu’ériger

  1. La Révolution, par Edgar Quinet, t. II, p. 79 et 80.