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barbarie, ordre et anarchie, vertus et vices, la dialectique vivante de l’idée fait son chemin à travers toutes les ruines où disparaissent successivement ces choses, au grand profit de la civilisation universelle[1]. Cette doctrine est si bien dans le génie de la pensée allemande, qu’elle a survécu en Allemagne au discrédit de la philosophie hégélienne, et qu’elle inspire encore aujourd’hui les historiens les plus connus de ce pays. Mommsen, pour n’en citer qu’un, ne fait que l’appliquer à l’histoire romaine quand il explique tout de manière à tout justifier, donnant partout raison à la victoire et tort à la défaite, exaltant César aux dépens de Caton et de Cicéron, trouvant la république belle et glorieuse, mais voyant dans l’empire le triomphe de la démocratie et de la civilisation.

Chose curieuse et qui a l’air d’un paradoxe, cette apothéose du succès, cette philosophie du droit de la force tant goûtée de la noble et poétique Allemagne n’a jamais pu s’acclimater en France, ce pays des plus grands triomphes de la force. C’est que, tandis que le génie allemand est réaliste avec toute sa poésie métaphysique et sentimentale, le génie de notre France est essentiellement idéaliste. Le prétendu idéalisme allemand n’est que le goût des spéculations abstraites et la passion des systèmes. En tout ce qui concerne l’ordre des choses morales, l’esprit allemand se complaît dans la réalité, aime la tradition, cède facilement à l’empire des faits accomplis. Chez nous au contraire, le sentiment de l’idéal est inné ; la fidélité au droit est invincible. Ceux qui violent le droit ne l’avouent jamais ; ceux qui subissent la violence protestent par leur silence, quand ils ne le peuvent autrement. Si l’on y trouve des fatalistes comme M. Taine où des contemplatifs comme M. Renan, on n’y rencontre guère d’adorateurs du succès, du moins dans les hautes régions de la pensée. Il faut dire pourtant que la théorie du succès a passé le Rhin, et qu’elle a trouvé pour organe en pleine Sorbonne la voix la plus éclatante de l’enseignement universitaire. « J’ai absous la victoire, a dit Victor Cousin, comme nécessaire et utile ; j’entreprends maintenant de l’absoudre comme juste dans le sens le plus étroit du mot ; j’entreprends de démontrer la moralité du succès… Il faut prouver que le vainqueur non-seulement sert la civilisation, mais qu’il est meilleur, plus moral, et que c’est pour cela qu’il est vainqueur. » Hegel avait poussé l’impartialité philosophique de son système jusqu’à expliquer, devant les compatriotes de Fichte et de Blucher, comment les victoires de Napoléon avaient servi la cause de la civilisation moderne en propageant à la suite de ses armées les idées de la révolution française. Il semble que ce soit pour répondre à cette haute leçon d’histoire

  1. Hegel, Philosophie de l’histoire.