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la réalité historique qui font l’objet du méthodique enseignement de M. Guizot ; seulement ils y sont fondus, comme il convient au genre, dans la trame du récit et dans l’unité de la composition. Et cette même réalité, avec tous ses élémens si bien définis par M. Guizot, si exactement décrits par M. Henri Martin, n’est-elle pas aussi tout entière dans la vive et brillante histoire de France de M. Michelet ? Parce qu’elle y éclate en traits de feu, parce qu’on y retrouve le mouvement, la couleur, l’accent, la passion, tous les caractères de la vie, en est-elle moins féconde en explications, en révélations sur le fond des choses ? C’est assurément un grand mérite pour l’historien d’être complet dans ses analyses, ses descriptions, ses narrations ; mais serait-ce un moindre mérite que de faire revivre devant le lecteur cette même réalité que d’autres ont si bien fait voir et comprendre ? Histoire matériellement incomplète, de brusque allure, d’accent passionné, tant qu’on voudra, mais histoire vivante, s’il en fut ! Cette force des choses, ce génie des peuples, cette âme des multitudes que les historiens antiques n’ont pas devinée, que nos historiens modernes ont démontrée, tout cela s’agite, souffre, parle dans les livres de M. Michelet. C’est bien lui qui peut dire après Virgile : sunt lacrymœ rerum !

Si l’on veut un exemple saisissant de la méthode historique des modernes, on peut prendre le grand événement de notre révolution. Pour un observateur superficiel, qu’y a-t-il dans ce drame glorieux et sanglant ? Qui voit-on se mouvoir sur cette scène si agitée ? Des acteurs qui paraissent très libres, très absolus, très personnels, les uns dans leurs fureurs, les autres dans leur résignation ou leur fermeté stoïque. De là une double légende pour le vulgaire, celle qui fait des grands personnages révolutionnaires des tigres altérés de sang, et celle qui en fait des héros du devoir et du dévoûment civique. Un historien de l’antiquité, comme Tite-Live ou Tacite, n’eût pas vu autrement les choses. Aucun des historiens de cette époque, ni M. Thiers, ni M. Mignet, ni M. Michelet, ne s’en est tenu à cette vue superficielle de la réalité. Tous ont compris, tous ont plus ou moins fortement exprimé cette vérité, que les acteurs d’un pareil drame n’ont jamais eu leur pleine liberté d’action, soit pour le mal, soit pour le bien, dans le sort de la crise, que l’âme de la France révolutionnaire est en eux avec ses idées, ses sentimens généreux et enthousiastes, ses passions mobiles et violentes, surexcitées par le danger, aigries par la défiance, exaspérées par la peur.

Est deus in nobis ; agitante calescimus illo.

Oui, un dieu les remplit et les agite, un dieu qui se change parfois en démon, et qui leur laisse à peine le sentiment du droit et