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avec sa cour et sa noblesse ; le peuple y était oublié, n’ayant aucun rôle, pas même celui du chœur antique qui pouvait au moins mêler ses plaintes à l’action des personnages. En historien économiste, Sismondi a tenu compte de cet acteur muet, dont les souffrances méconnues, les intérêts foulés aux pieds, éclatent de temps en temps en émeutes, en jacqueries, en révolutions avortées comme celle que tentaient les communes de Paris et de France sous la direction d’Étienne Marcel. De là un nouveau point de vue qui domine toute l’Histoire des Français, et qui tend à la ramener aux lois de l’économie politique. Jusqu’à notre siècle, les historiens, fidèles en cela à la méthode de l’antiquité, n’avaient vu dans l’avènement de la nation française que l’œuvre toute personnelle de quelques individualités militaires, comme Clovis, Charlemagne, Hugues Capet, Philippe-Auguste. En historien curieux et érudit, Augustin Thierry a cherché et découvert les vraies origines des choses ; sous les faits politiques des premiers temps de l’histoire d’Angleterre ou de l’histoire de France, il a vu les nécessités ethnographiques qui dominent et expliquent ces faits ; il a vu les traces de la longue lutte des races entre les Normands et les Saxons, les traces de la conquête franque sous les dynasties mérovingienne et carlovingienne, et dans toute la période du régime féodal[1]. Jusqu’à notre siècle, on n’avait guère procédé en histoire que par narrations, par tableaux ou par portraits ; on parlait des grands hommes et de leurs œuvres politiques comme dans l’antiquité, plutôt que des institutions religieuses, sociales, juridiques, économiques, qui sont l’œuvre de causes naturelles ou traditionnelles plus ou moins indépendantes des faits politiques. En historien philosophe, M. Guizot a embrassé dans une savante analyse la race conquise et la race conquérante, le droit barbare et le droit romain, l’église, la monarchie, la noblesse, les communes, la littérature et la philosophie, enfin tous les élémens de la réalité historique, montrant le rôle de chacun dans l’économie générale des sociétés modernes, et particulièrement de la nôtre. Il a su ainsi faire de l’histoire une véritable science, analogue à cette physiologie naturelle qui explique la vie animale par la constitution et la fonction des divers organes. Cette méthode d’analyse et de synthèse tout ensemble, dans laquelle excelle l’esprit philosophique de M. Guizot, n’est propre ni à l’historien ni à sa manière d’expliquer plutôt que de raconter l’histoire. L’histoire narrative elle-même l’emploie dans ses récits et ses tableaux. L’ouvrage de M. Henri Martin, sous forme de composition tout historique, n’en contient pas moins l’analyse et la synthèse des élémens de

  1. M. Amédée Thierry a suivi la même méthode dans ses excellentes études sur le Bas-Empire.