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Olgerd est la « sagesse » de la Iithuanie païenne, comme Keystut en est la poésie, le héros légendaire demeuré cher à l’imagination du peuple, exalté dans les daïnos[1], presque autant exalté dans les chroniques arides de ses ennemis. Spectacle étrange ! pour l’Europe chrétienne, le XIVe siècle marque déjà la fin de l’esprit chevaleresque et romanesque qui l’avait si longtemps animée, guidée ou égarée : la dernière heure des croisades avait sonné depuis la prise de Saint-Jean-d’Acre, et si le Vénitien Sanuto prétend encore en 1321 révéler des « secrets » aux fidèles de la croix (secreta fidelium crucis), leur indiquer les moyens de conquérir le tombeau du Christ, ce ne sont plus que des secrets d’économie politique, un blocus commercial et maritime contre l’Égypte ! Le XIVe siècle, c’est déjà l’avènement du légiste et du fisc, c’est l’époque inaugurée par le soufflet de Nogaret et par le bûcher des templiers. Les plaintes sont générales alors sur la corruption du temps et la disparition des vertus qui brillaient jadis au front d’un Godefroy et d’un Richard Cœur de Lion. « L’honneur diminue et la honte augmente, dit Peter Suchenwirt, ce poète favori de Guillaume d’Autriche, le minnesänger célèbre qui eut, comme nous le verrons bientôt, son petit rôle et son grand mot dans la déconfiture de son maître à Cracovie. La pudeur et la décence dépérissent, la trahison trouve un nombreux cortège, la vérité a la langue malade, la bienfaisance souffre du bras, et la fidélité de la jambe ; la justice est toute moulue de coups et a les reins cassés. Les chevaliers pratiquent la simonie et l’usure, gâtent le métier des juifs, et l’amitié se dérobe lorsque vient l’heure de l’épreuve… » Eh bien ! c’est au milieu de ce XIVe siècle et dans un pays de forêts vierges, c’est sous « un ciel sans soleil, » et chez un peuple sauvage et nomade, qu’un adorateur de Perkunos, un « enfant de Baal » fut le type accompli du chevalier chrétien, — moins la foi, — réunit en lui les vertus idéales d’un paladin de la Table-Ronde, et ne vécut que « pour l’amour, pour le combat et pour l’honneur ! » Il eut son aventure amoureuse aussi originale et piquante que pourrait la rêver de nos jours l’imagination d’un romancier : il arracha une prêtresse aux autels du dieu Znicz, et fit sa femme de Biruta la vestale ; mais il l’entoura d’un respect, d’une affection qui désarmèrent à la longue la colère d’un peuple profondément blessé dans sa foi, et depuis les daïnos n’ont plus gardé à Biruta que le souvenir de son tendre dévoûment et de sa fin lamentable. Les combats, Keystut les aimait pour eux-mêmes, pour les émotions qu’ils procuraient, pour les qualités qu’ils faisaient briller. Que de fois ne fut-il pas fait

  1. Les daïnos sont les chants populaires lithuaniens. On en a plusieurs recueils faits par MM. Rhesa, Jucewicz et d’autres.